Le prix du sang
peu plus supportable. Son chapeau de paille retenait ses cheveux châtains, dégageant son profil. Sa peau demeurait très pâle, sans doute très douce. Le garçon se demanda comment elle réagirait sâil tendait les doigts pour effleurer sa joue. Mal, sans doute.
Comme si elle suivait le cours de ses pensées, la jeune fille tourna ses grands yeux vers lui, songeuse, se mordit la lèvre inférieure, puis jeta tout à trac :
â Ce nâest pas gentil de vous moquer de moi ainsi. La répartie le laissa interdit. Il écarquilla les yeux, la bouche à demi ouverte. Son trouble sâavérait si apparent quâelle ajouta bien vite :
â Je comprends que vous vouliez sans doute⦠réduire son enthousiasme à votre égard.
Mathieu contempla un long moment sa compagne. Le chapeau et la robe noirs, bien quâélégants, ne la flattaient pas. Les gants blancs paraissaient un peu incongrus avec sa tenue de deuil. Son regard appuyé amena du rouge sur les oreilles de la couventine. Nây pouvant plus, elle détourna les yeux.
â Amélie est une charmante petite fille, expliqua le garçon. à certains égards, elle me rappelle ma sÅur. Câest aussi une personne fort raisonnable, capable de comprendre tout de suite la nature des relations entre les grandes personnes comme nos parents, et celles pouvant exister entre elle et moi. Je nâavais aucune intention de « réduire son enthousiasme », comme vous dites, par un moyen détourné.
Le garçon nâentendait pas faciliter la tâche de son interlocutrice. Elle devrait demander ouvertement les mots espérés et non plaider le faux pour obtenir le vrai.
â ⦠Pourquoi lui avoir dit cela?
La voix perdait de plus en plus de son assurance, au point de chevroter un peu.
â Elle mâa posé la question, je lui ai répondu.
Françoise posa à nouveau les yeux sur lui et attendit la suite en vain.
â ⦠Avez-vous dit vrai?
â Croyez-vous que je sois un menteur?
Quand un clignement amena un peu dâhumidité à la commissure de lâÅil gauche, il comprit devoir cesser ce jeu tout de suite. Du bout du majeur, très doucement, il recueillit la larme avant de la voir couler, comme pour lâeffacer, puis consentit dans un souffle :
â Voilà précisément ce que je pense. Vos grands yeux gris sont magnifiques, encadrés de longs cils. Tous les traits de votre visage sont doux, harmonieux. Dommage que vos sourires soient si rares, ils illuminent lâensemble. Votre bouche est si jolie, avec ses fossettes. Voilà deux jours que je me demande si je pourrai un jour vous embrasser.
Les jeunes filles timides, à la peau très pâle, révélaient leurs émotions de la plus charmante façon. Le rouge monta sur son cou et atteignit le lobe de ses oreilles au moment où elle tournait à nouveau son regard vers le centre de la rivière. Mathieu décida de ne pas sâarrêter en si bon chemin.
â Après avoir passé huit ans au Petit Séminaire avec des prêtres voués à me faire prendre la soutane, je ne devrais même plus percevoir ces choses. Pourtant, je les vois : vos seins comme des faons, votre taille fine, vos hanchesâ¦
La référence au Cantique des cantiques lui échappa. Elle sâeffraya plutôt.
â Arrêtez⦠Ce nâest pas bien.
Françoise se leva et avança de deux pas vers la rivière. Mathieu lui laissa un moment pour reprendre son souffle avant de la rejoindre.
â Voilà pourquoi jâai dit à Amélie que je vous trouvais jolie. Quand le mot de votre père est arrivé à la maison, jâai été très heureux, parce que cela me donnait lâoccasion de vous revoir. Je suis satisfait de constater que ces deux-là sâentendent bien pour la même raison. Autrement, quâaurais-je pu faire? Vous mâimaginez en train dâessayer dâescalader le mur entourant le couvent des ursulines afin de vous apercevoir dans la cour?
â ⦠Surtout que nous ne sortons pas souvent.
Les joues en feu, la couventine apprivoisait une situation nouvelle : pour la première fois, un grand garçon de six pieds la regardait comme une femme. Lâexpérience sâavérait plaisante, ses derniers mots en témoignaient. Mathieu le comprit ainsi.
Weitere Kostenlose Bücher