Le prix du sang
à surmonter leur chagrin, et vous nous permettez, à Mathieu et à moi, de nous sentir à lâaise. Toutefois, une initiative de ce genre viendrait tout ruiner, et pour moi, et surtout pour ellesâ¦
Lâhomme rougit en baissant la tête, puis convint dans un souffle :
â Vous avez raison. Je mâexcuseâ¦
Marie serra les doigts de lâhomme dans les siens, retira sa main quand des pas se firent entendre dans lâescalier. Françoise et Amélie descendaient dâun pas lent, grave, toutes de noir vêtues. La défroque du deuil les plongeait plusieurs mois en arrière, ouvrant sans cesse leurs plaies. Mathieu les suivait de près, lui aussi vêtu de sombre et très sérieux, comme dans un curieux mimétisme.
â Mes belles, nous allons nous diriger tout de suite vers lâéglise. Tante Louise a préféré aller à la basse-messe afin dâavoir plus de temps pour préparer le repas de midi.
Il ouvrit la porte et les laissa passer devant lui. Au moment où la famille se trouva dans lâallée de gravier, lâhomme leur offrit ses bras et les deux filles sâaccrochèrent chacune au sien. Marie ferma la porte derrière elle et accepta le bras de son fils. Elle prit toutefois bien soin de laisser ses hôtes prendre une avance dâune quinzaine de pas.
Lâéglise dressait son imposante silhouette de pierre à peu de distance. Les Dubuc se dirigèrent vers le banc de la famille, situé dans lâallée centrale, près de celui des marguilliers, comme il convenait pour un notable. Les membres recueillis du trio demeuraient épaule contre épaule, le père murmurant en alternance dans lâoreille de ses filles. Pour lâheure à venir, sous les yeux de tous leurs concitoyens, ils se rappelleraient la perte récente et, au moins dans le cas des plus jeunes, prieraient pour le repos de la défunte.
La mère et le fils, guidés par un zouave tout gonflé de virilité militaire factice, sâinstallèrent dans une allée latérale, au fond de la grande bâtisse, dans un banc demeuré sans « propriétaire » lors de lâencan annuel. La messe se déroula au rythme lent des incantations en latin, interrompues par la longue procession de la communion. Les visiteurs se retrouvèrent à genoux devant la balustrade parmi les paroissiens, une toile de lin ramenée sur les mains afin dâéviter tout contact entre leur peau et le pain sacré, au cas où un prêtre malhabile laisserait choir celui-ci. Ils tendirent la langue pour recevoir lâhostie. Dubuc nâavait formulé aucune recommandation à ce sujet, mais ignorer cette occasion de montrer sa foi aurait été un impair impardonnable.
Largement passé onze heures, au moment où les ouailles sortaient sur le parvis de lâéglise, le député se trouva rapidement entouré de ses électeurs. La proximité du pouvoir amenait chacun à désirer cultiver son amitié, et pour les plus audacieux, quémander des largesses. De nombreux petits contrats devaient se donner ainsi devant les grandes portes du temple.
En ces temps troublés, les cultivateurs revenaient le plus souvent avec la même question posée avec, dans la voix, les infinies variantes de lâinquiétude.
â Aurons-nous la conscription?
â Le gouvernement du Québec nâa aucune voix au chapitre. Vous devez en parler à votre député fédéral, le jeune Ernest Lapointe.
â Le gars est dans lâopposition, vous êtes au pouvoir.
â à Québec, pas à Ottawa. Les questions militaires, câest le fédéral. Mais de toute façon, aucun projet de conscription nâa été déposé encore. Vous vous inquiétez pour rien.
Des paroles de réconfort de ce genre laissaient les agriculteurs bien sceptiques. Si un député ne pouvait lever la menace de la guerre de la tête de leurs fils, à quoi servait-il? Les mieux informés ajoutaient :
â Dans les vieux pays, ils ont voté la conscription.
â Mais câest très loin. Ici, personne nâa encore déposé une loi de ce genre.
Dubuc demeurait prudent, soucieux de nâalarmer personne. Les députés de langue anglaise, à Ottawa, en harmonie avec les convictions de leurs électeurs, réclamaient de plus en plus
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