Le prix du sang
à dresser un portrait exact de notre potentiel humainâ¦
Très volubile, le député expliqua la nécessité de dresser la liste de toutes les personnes valides habitant le pays. Quelque part dans la grande salle, Ãdouard murmura dans lâoreille de son voisin :
â Après cela, ils enverront les agents recruteurs dans les maisons pour cueillir la chair à canon au lit.
Comme pour lui répondre, Bennett continua :
â Il ne sâagit pas de la conscription. Au contraire, cela servira à retenir certaines personnes au pays. Nous connaîtrons tous les spécialistes dont la présence se révèle cruciale à lâeffort de guerre. Nous pourrons orienter les travailleurs compétents là où on a le plus besoin dâeux.
â Ce nâest pas tout faux, commenta Lavergne à voix basse. Au Royaume-Uni, les ouvriers dont la contribution sâavère la plus précieuse à lâindustrie sont épargnés par la conscription. Mais Baptiste se trouve dans le textile, la chaussure, le tabac, sans aucune habileté essentielle à la production de guerre. Des femmes peuvent le remplacer facilement. En conséquence, notre Baptiste apprendra un nouveau métier, celui de soldat.
â Même chose dans le commerce de détail, continua Ãdouard pour compléter la nomenclature des fonctions peu utiles à lâeffort de guerre.
Dans la grande salle, de nombreux spectateurs étaient capables de se livrer à la même analyse. Quelquâun cria avec force, avec un accent français :
â Why donât you enlist, Bennett?
Lâorateur interrompit le flot de ses paroles. Le même argument revenait sans cesse au visage des prêcheurs de la participation à la guerre : donnez lâexemple, si la cause est si noble. Pour un qui, parmi ces gens, affichait ce courage, cent restaient à lâarrière, pourtant toujours prompts à fustiger la couardise des autres.
â Je ne parle pas de conscription, mais de lâenregistrement des forces vives du paysâ¦
â Enlist or shut up .
Un marmonnement exaspéré commença à monter de la salle. Lâhomme venu de lâouest du pays finit par comprendre combien son avalanche de mots ne rallierait personne en ce milieu, surtout si ceux-ci, prononcés dans une langue peu familière à la majorité des auditeurs, laissaient croire à lâimminence de la conscription. Il retourna vers son fauteuil à son tour.
La difficulté, après la domination libérale dans la province depuis 1896, demeurait dây trouver des conservateurs dâune certaine stature, capables de rallier lâopinion publique ou, à défaut, de livrer au moins leurs discours sans crouler sous une panoplie de quolibets. Ãsioff-Léon Patenaude figurait parmi la petite poignée dâhommes habilités à relever ce défi. Il sâavança toutefois devant le lutrin avec une certaine crainte, trahissant son sentiment dâêtre battu avant dâavoir prononcé le premier mot.
â Afin de dresser la liste de nos compétences nationales, un questionnaire sera envoyé dans toutes les maisons. Les personnes âgées entre seize et soixante-cinq ans devront répondre à celui-ciâ¦
â Tu veux obliger les jeunes de seize ans à sâenregistrer, Ãsioff? hurla une voix. à te voir, avec tes cheveux gris, tu as probablement des garçons de cet âge.
â Pourquoi pas douze ans, Patenaude? Ce serait encore mieux pour la chair à canon.
Le politicien regarda les hommes au coude à coude dans la salle qui fixaient sur lui un regard mauvais. Plus de mille visages, hostiles pour la plupart.
â Ces renseignements serviront à connaître les compétences de chacun afin de les mettre au meilleur endroit pour lâeffort de guerreâ¦
â Tu as lâair en santé, Patenaude. Pourquoi tu ne portes pas dâuniforme?
â Tu serais certainement plus utile au front quâà trahir tes frères à Ottawa, continua un autre.
â Nous saurons ainsi, continua lâorateur dâune voix de moins en moins assurée, lesquels sont les spécialistes essentiels à lâeffort industriel, lâidentité des fils uniques, tout comme celle des aînés orphelins de père qui prennent sur leurs jeunes épaules la survie de leur
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