Le prix du sang
simple fait que la demande en mariage nâait pas été discutée à table, en famille, trahissait le profond malaise du grand garçon. Il se manifesta encore quand il répliqua :
â Il se fait tardâ¦
â Tu comptes vraiment éviter de parler dâun sujet aussi important avec moi?
Le chagrin dans la voix de sa belle-mère le toucha droit au cÅur.
â Non, bien sûr que non.
â Alors, viens un moment.
Elle revint dans la chambre à coucher conjugale, le garçon sur les talons. Au moment de sâasseoir sur le Récamier placé dans lâalcôve, elle continua :
â Prends cette chaise et approche-toi.
Le petit siège recouvert de soie placé devant la table de maquillage paraissait bien fragile. Après un silence embarrassé, elle demanda :
â Cette fille, Ãvelyne, tu lâaimes?
â Elle est gentille.
â Ce nâest pas là le sens de ma question. Tu te souviens, tu mâas donné la même réponse à propos de cette jeune fille de la Basse-Ville, il y a trois ans.
Ãlisabeth se souvenait très bien de la jolie blonde à lâair un peu emprunté, rougissante, rencontrée lors du pique-nique annuel des entreprises Picard.
â ⦠Oui, jâaime Ãvelyne.
Lâaveu, formulé après une hésitation, paraissait mal assuré. Ãdouard crut nécessaire dâajouter :
â Elle me ferait une excellente épouse.
La précision enleva un peu de crédibilité à sa première réponse.
â Pour tâengager pour la vie, tu dois en être bien certain.
â Oui, je lâaime. Il est grand temps pour moi de devenir sérieux, de fonder une famille.
Encore une fois, son insistance devenait suspecte, ses motifs trop raisonnables pour rendre compte dâun engouement amoureux.
â Lâautre jeune fille⦠Tu me rappelles son prénom?
â ⦠Clémentine.
â Oui, Clémentine. Tu la vois toujours?
Elle fixa ses grands yeux bleus dans les siens, une expression de gêne sur le visage. Ãdouard se rappela immédiatement leur première rencontre, dans le grenier de la demeure de la rue Saint-François, le plaisir ressenti au moment où, dans ses bras, il avait mêlé ses doigts aux lourds cheveux blond foncé.
â Tu la vois toujours, insista-t-elle, affirmative.
â Oui.
â Ce soir, tu arrives de chez elle.
La rougeur sur les joues, les yeux résolument fixés sur le plancher, valaient un aveu.
â Lui as-tu dit ce que tu projetais?
â ⦠Je nâai pas encore osé.
Jamais il ne pourrait mentir délibérément à cette femme. Les réponses venaient au gré des questions.
â Je crois que tu lâaimes, au fond. Pourquoi ne pas lui avoir proposé le mariage? Thomas mâa parlé de son père bedeau⦠Tu la rejettes à cause de cela?
Le grand garçon sentit la douleur dans la voix de cette femme, fille dâagriculteur, orpheline très jeune, élevée dans des couvents grâce à la charité dâun vieux prêtre. En repoussant Clémentine, ne rejetait-il pas aussi celle qui, depuis maintenant vingt-et-un ans, lâaimait comme une mère? Ãdouard comprit si bien son trouble quâil tendit la main pour la poser sur celle dâÃlisabeth, puis lui avoua tout bas :
â Belle maman sans trait dâunion, Clémentine nâest pas comme toi. Câest une gentille personne, mais je ne peux pas mâengager avec elle pour la vie.
En reprenant cette vieille expression, utilisée pendant toute son adolescence, il ramena un petit sourire sur les lèvres de sa belle-mère.
â Plus tu tarderas à le lui dire, plus elle souffrira. Il baissa à nouveau les yeux et hésita avant de convenir :
â Chaque fois que je vais la voir, je me répète cela tout le long du trajet. Mais à la fin, je nây arrive pas, de peur de la blesser.
Pouvait-il donner toutes ses raisons? Comment avouer à cette femme capable dâun seul grand amour dans sa vie combien, au moment même où il en courtisait une autre pour le « bon motif », ses ébats intimes avec une ancienne maîtresse devenaient précieux? La connivence entre eux nâallait pas jusque-là . Il préféra se taire.
â Et Ãvelyne? Tu es certain de tes sentiments pour
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