Le prix du sang
de dîner â Paul devait certainement se trouver en ville â, il ne lui laissa pas le temps dâenlever son chapeau.
â Maman, jâaimerais te parler un moment.
â Je tâécoute.
â Seul à seul.
Des yeux, le jeune homme désigna la vendeuse sâactivant à trois verges à peine. Elle acquiesça, confiant à la jeune femme la responsabilité du commerce.
â Où aimerais-tu aller? demanda-t-elle en mettant le pied sur le trottoir.
â Au parc Montmorency?
â Le lieu de tes conspirations avec Thalie? Je dois mâattendre au pire.
Elle présentait un visage inquiet. La main posée sur le bras de son fils, elle contourna la basilique et accéda au petit espace de verdure. De lâautre côté de la rue, devant le bureau de poste, le grand M gr de Laval coulé dans le bronze prenait une teinte verte au fil des ans. Mathieu la conduisit machinalement au banc préféré de sa sÅur, juste devant la falaise abrupte. Assis de biais afin de voir le visage de sa mère, qui adopta la même posture, il se lança :
â Tu sembles très heureuse.
Lors de son dernier anniversaire, la femme avait presque perdu un an. Elle appréciait le fait de pouvoir compter sur une présence masculine rassurante, pleine de tendresse, en ne perdant rien de lâautonomie acquise en 1914. Son sourire quittait rarement ses lèvres, jamais les commissures de ses yeux, même en ce moment où lâangoisse montait en elle.
â Oui, câest vrai. Alors que le monde paraît déterminé à se déchirer, ma petite existence se déroule sans bouleversement. Rassure-moi : tu nâas pas lâintention de tout chambarder?
Ses yeux allèrent vers un groupe de trois militaires moroses, assis sur un banc voisin. à en juger par leur figure, la date de lâembarquement devait approcher. Les parades dans les rues de la ville témoignaient de moins dâenthousiasme quâen 1914, chacun ayant lâoccasion de lire les horribles comptes rendus des combats dans les journaux.
â Malheureusement, oui. Je songe à mâenrôler.
La femme ferma les yeux. Très vite, des larmes, comme des perles, roulèrent de ses paupières. Mathieu sortit rapidement un mouchoir de sa poche et le lui mit entre les doigts. Prévisibles, ces pleurs le trouvaient bien préparé. Après un instant, elle posa son regard sur son fils, lâexamina longuement, comme pour imprimer les traits de son visage dans sa mémoire.
â Pourquoi faire une chose pareille?
Son ton trahissait une parfaite incompréhension.
â Depuis que je suis né, jâai fait mon devoir. à lâécole, au magasinâ¦
â Ton devoir, câest ta famille!
La voix se cassa sur le dernier mot. Elle dut reprendre son souffle et réprimer son sanglot avant de poursuivre.
â Tu ne dois rien au gouvernement. Surtout pas dâaller risquer ta vie dans cette guerre stupide.
â Des centaines de milliers de Canadiens, des millions dâEuropéens considèrent devoir le faire.
â Pas toi!
Elle détourna son regard vers le fleuve et lui présenta son profil buté, si semblable à celui de Thalie. Sa respiration, lente et profonde, lui permettait seule de prévenir lâexplosion de ses émotions.
â Dans quelques semaines, la conscription sera en vigueur. Mieux vaut mâenrôler volontairement plutôt que de me retrouver forcé de le faire dans deux ou trois mois.
Les journaux évoquaient les brimades subies par les conscrits dans les régiments britanniques. Les volontaires sâattribuaient volontiers une supériorité morale sur ceux-ci, en vertu dâune mystérieuse hiérarchie basée sur le courage viril.
â Tu es le fils dâune veuve, tu seras exempté.
â à ce sujet, les politiciens évoquent lâexemple de lâaîné des garçons des agricultrices, pas celui des commerçantes très capables de bien diriger leur entreprise.
Lors dâassemblées publiques, ou dans les journaux, chacun commentait la liste des motifs dâexemption du service militaire. Les hommes mariés et les membres du clergé ne prêtaient guère à discussion : personne ne songeait à les arracher à leur état. Pour les autres, les arguments contradictoires ne tarissaient pas.
â Je pourrais
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