Le prix du sang
baronne de Staffe ne lui servait à rien dans une situation aussi délicate. Heureusement, la marchande posa sa main droite sur la sienne au moment de dire encore :
â Ne craignez rien, tout ira bien. Maintenant, je vous chasse afin de revenir à ma caisse enregistreuse.
LorsquâÃlisabeth franchit la porte du magasin, elle se retourna pour articuler un « merci ».
* * *
Les noces canadiennes-françaises permettaient habituellement de regrouper des familles nombreuses. Selon un usage ancien, les parents de chacun des mariés se répartissaient de part et dâautre de lâallée centrale, les allées latérales recevant les curieux. Parce que les proches des Paquet dépassaient en si grand nombre ceux des Picard, un marguillier crut nécessaire de demander aux premiers de se mêler aux seconds pour rétablir un certain équilibre et briser lâimpression de désertion.
Ãdouard Picard, au moment de répondre « Oui, je le veux », parcourut nerveusement la basilique du regard, à la recherche dâune silhouette blonde. Ses mots vinrent dans un soupir de soulagement : Clémentine ne sây trouvait pas. Ãvelyne, émue jusquâau tréfonds de lââme, ne remarqua rien de son malaise. Plusieurs minutes plus tard, elle marcha au bras de son époux jusquâaux grandes portes donnant sur le parvis, magnifique dans un fourreau de soie, et cligna des yeux sous lâéclatant soleil de ce 4 août.
Mathieu, sanglé dans un uniforme dâapparat de son régiment, la casquette basse sur le front, se retrouva mêlé à la famille immédiate du marié au moment de la prise des photos. Si Ãlisabeth lui adressa un sourire engageant, Ãdouard, Thomas et Eugénie lui présentèrent un visage froid. Puis, toute la compagnie sâégailla en direction de la place dâArmes.
La grande maison des Paquet ne suffisait pas à recevoir tous les invités au repas de noces. Comme à lâoccasion du mariage de lâaînée, lâannée précédente, une salle du Château Frontenac permit de réunir les convives. Avant de sâinstaller autour des grandes tables circulaires, les nouveaux mariés se tinrent debout près de lâentrée, en compagnie de leurs parents, afin de serrer toutes les mains qui se tendaient vers eux. Mathieu sâexécuta avec toute la politesse de façade dâun marchand. Au moment de prendre la main dâÃvelyne, il prononça avec entrain en sâinclinant vers elle :
â Madame Picard, je suis heureux de vous compter désormais parmi mes cousines. Jâaurais presque envie de dire demi-sÅur. Je vous souhaite dâêtre heureuse.
Il la laissa interloquée, puis passa devant le jeune homme pour continuer :
â Ãdouard, je suis content de te revoir. Mes meilleurs vÅux.
â ⦠Merci.
â Thalie sâoccupe du magasin aujourdâhui. Elle ne peut pas être là . Elle ne te manquera sans doute pas. Cette charmante jeune personne a évoqué lâidée de tâoffrir à nouveau une plume de poulet, ces derniers jours.
Le nouveau marié se raidit. Il formula dâune voix blanche :
â Dans quelque mois, tu seras dans une tranchéeâ¦
â Et toi bien à lâabri, je sais. Ne viens-tu pas de tâacheter une assurance contre les balles allemandes?
Mathieu se déplaça vers Thomas sans attendre la répartie de son demi-frère, serra la main du commerçant, puis celle de lâépouse de celui-ci. Au moment de sâéloigner, il entendit la mariée murmurer à lâintention de son compagnon :
â Que voulait-il dire, avec son histoire de demi-sÅur?
La réponse lui échappa tout à fait.
Au début de lâaprès-midi, après un repas plus que convenable, le nouveau couple ouvrit la danse en occupant seul la piste, le temps dâune valse. Les invités se joignirent à eux pour les pièces suivantes. Mathieu fit tourner quelques cousines de la mariée, pâmées sur son bel uniforme. Figurer parmi les braves procurait au moins cet avantage. Puis, Ãlisabeth marcha vers lui, très séduisante dans sa robe de satin bleue.
â Je vais heurter toutes les convenances, commença-t-elle dans un sourire. Voulez-vous danser avec moi?
â Personne, dans cette salle,
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