Le prix du sang
Quelques minutes plus tôt, au moment dâentrer dans la boutique du rez-de-chaussée, Mathieu avait dû joindre ses efforts à ceux du visiteur afin de monter la lourde malle de lâaînée à lâappartement. Elle se trouvait maintenant dans la chambre du fils de la maison.
â Tu vas retrouver toutes tes amies, intervint le sous-lieutenant. à lâheure du souper, tu seras contente de commencer une nouvelle année scolaire.
La prédiction se réaliserait sans doute, mais lâadolescente préféra afficher sa mine la plus déçue afin de demeurer le centre dâattraction. Cela ne durerait toutefois pas. Son sort paraissait bénin comparé à celui de lâun des convives. Françoise demanda de sa voix la plus douce :
â Tu sais quand viendra le moment de tâembarquer?
La guerre bouleversait les habitudes. Les jeunes gens entichés lâun de lâautre abandonnaient bien vite le vouvoiement plutôt que dâattendre les fiançailles pour passer à lâintimité du « tu ».
â Dans cinq ou six semaines. Quand lâarmée aura un contingent significatif, un convoi se formera sur les côtes, près de Halifax.
â ⦠Déjà ? Lâentraînement est bien trop court, vous ne serez pas prêtsâ¦
Lâinquiétude marquait la voix de la jeune femme. Elle se trouvait assise près de lui, très près, car les deux familles devaient un peu se tasser dans la salle à manger.
â La préparation se continuera en Angleterre, pendant des mois encore. Il convient dâapprendre à nous livrer à des opérations en collaboration avec les Britanniques, les Australiens, les hommes des autres dominions.
â Et sur le continent?
â Nous traverserons la Manche cet hiver, sans doute.
De lâautre côté de la table, Marie écoutait la conversation de toutes ses oreilles. Elle intervint :
â Câest si tôt! Avec les difficultés en Russie, les Allemands amènent des hommes à lâouest. Les combats seront violentsâ¦
â Les Américains aussi arrivent sur le sol français, commenta Paul en posant sa main sur lâavant-bras de sa maîtresse. Cent mille hommes se trouveraient déjà prêts à sâengager.
La conversation sâarrêta pendant un long moment, personne ne sachant comment poursuivre. Les opérations militaires fournissaient un bien mauvais sujet de discussion pour un repas dominical. Cette rencontre prenait lâallure funèbre dâun repas dâadieu.
Au milieu de lâaprès-midi, Mathieu consulta la pendule placée sur une crédence, puis se leva de table en disant :
â Je dois bientôt prendre le train pour le camp de Valcartier.
Marie quitta sa place pour sâapprocher de lui. Elle sâaccrocha à lâun de ses bras, posa ses lèvres sur sa joue.
â Sois prudent, tu es mon seul garçon.
Thalie prit son autre bras et ajouta :
â Et mon seul frère.
Peu après, Amélie reçut une bise, Gertrude aussi, et Paul, une poignée de main. Françoise demeura un peu à lâécart, rougissante.
â Reconduis-le jusquâà la porte, prononça la maîtresse de maison. Quelquâun doit verrouiller derrière lui.
Ils descendirent les escaliers en se tenant par la main. Près de la vitrine, Mathieu posa ses deux mains sur les joues de sa compagne, lâembrassa doucement.
â Fais attention, murmura-t-elle en battant de ses longs cils.
â Je suis né très prudent.
â Tu tâes enrôléâ¦
Pour la jeune femme, cela représentait lâimprudence suprême.
â Pour devenir le soldat le plus circonspect du 22 e bataillon. Même là -bas, je ferai attention.
Les lèvres bâillonnèrent toute réponse. Il demanda encore en se redressant :
â Tout à lâheure, vous irez reconduire Amélie au couvent?
â Avant quatre heures, sinon les religieuses attireront sur elle toutes leurs malédictions pour les douze prochaines générations.
â Après cela, tu tâinstalleras dans ma chambre. Je vais penser à toi dans ce cadre familier⦠Cela me fera tout drôle.
Elle se laissa enlacer étroitement, puis confessa :
â à moi aussi. Coucher dans ton litâ¦
Elle rougit un peu plus, poussa sur la poitrine de
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