Le prix du sang
chancelante.
â Mais si jamaisâ¦
Marie écoutait ces paroles, les yeux fixés sur la bière. Les croque-morts commençaient à montrer des signes dâimpatience. Il leur tardait dâexpédier les dernières corvées afin de profiter un peu, eux aussi, de ce samedi. Quand le veston élégant de Thomas Picard obscurcit sa vue, elle ne leva pas la tête, résolue à ignorer sa présence.
â Madame⦠commença la voix.
« Ne lève surtout pas les yeux », se dit la veuve. Attendre sans bouger, sans émettre un son que cette brute sâefface. Cela demeurait sa seule chance de ne pas hurler de douleur. à la fin, Marie sentit la main de son fils prendre son bras droit, puis sa voix glisser doucement :
â Approchons-nous un peu, afin de lui dire un dernier adieu.
Le commerçant se déplaça enfin, la famille avança dâun pas, pour se trouver à deux pieds du trou de forme rectangulaire.
â Vous ne le descendez pas? demanda Thalie à lâun des employés.
â ⦠Dâhabitude, nous attendons le départ des proches, répondit à lâintention de la veuve le chef de lâéquipe dépêchée par Lépine. Câest plus facile ainsi.
â Nous savons tous où il va finir, intervint encore lâadolescente, la voix un peu chevrotante. Faites-le descendre.
Lâhomme, son haut-de-forme ridicule sous le bras, interrogea la mère du regard. Celle-ci regarda sa fille, puis déclara :
â Allez-y.
Un instant plus tard, les deux courroies commencèrent à se dérouler. Très lentement, le cercueil amorça sa descente. Une ondée de larmes marqua lâinstant où il passa sous la surface du sol. Le défunt, leur sembla-t-il, commençait à ce moment son voyage dans lâau-delà . Chacun préférait lâimaginer errant dans les champs élyséens plutôt que dans un quelconque paradis chrétien.
Quand la boîte de chêne toucha la terre humide, Thalie se pencha un peu et lança la rose blanche quâelle tenait à la main depuis le matin. La famille partagea ensuite une étreinte dont personne ne songea à exclure Gertrude. Puis, Marie adressa un signe de tête au chef de lâéquipe pour lui signifier de commencer à jeter la terre, avant de tourner les talons avec les siens.
* * *
â Ãlise, quel plaisir de vous revoir⦠ou peut-être devrais-je vous appeler madame Hamelin?
Ãdouard offrait sa main et montrait toutes ses dents dans un sourire charmant. « Quel heureux hasard, pensa-t-il, rencontrer deux amis de ma jeunesse la même journée. Les funérailles permettent de drôles de retrouvailles.» Il continua à voix haute :
â Je suppose quâentre de vieilles connaissances comme nous, le prénom demeure de mise, sans écorcher les convenances.
Elle serra la main tendue, fit de même avec Eugénie, qui suivait son frère de près. Encore sous le choc de sa confrontation avec sa belle-sÅur, Thomas préféra lui adresser un salut de la tête, puis poursuivre son chemin vers la voiture. Ãlisabeth fit de même, désireuse de se pendre à son bras le temps nécessaire pour lui faire passer ses idées moroses.
â Je suis surpris de vous trouver ici, commenta le jeune homme.
â Je le suis tout autant, répondit Ãlise en riant. Mon père a lâhabitude dâassister lui-même aux funérailles de ses patientsâ¦
â Surtout quand personne ne peut lui imputer la responsabilité du décès, je suppose, ricana Ãdouard.
â Votre tact est demeuré le même, vous ne changez pas, rétorqua Ãlise en sâesclaffant sans retenue.
Les usages nâexigeaient pas dâelle le port du deuil, son lien avec le défunt étant trop ténu. Aussi sa robe de coton à la fois simple et élégante â un achat effectué chez ALFRED : elle la portait pour faire un clin dâÅil au marchand â de même que son chapeau de paille posé sur ses boucles brunes la rendaient particulièrement séduisante. Bien sûr, deux grossesses avaient laissé ses hanches un peu plus larges, ses seins un peu plus lourds, mais aucun homme normalement constitué ne le lui en ferait le reproche.
â Avant de me faire interrompre, continua-t-elle, je tentais de dire que je
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