Le prix du sang
droite pour montrer ses cinq doigts.
â Déjà cinq ans!
Thomas fit un demi-tour sur lui-même, comme si la scène le mettait mal à lâaise, puis répliqua :
â Ãlisabeth, les enfants vont nous attendre.
Elle leva les yeux vers lui et accepta la main tendue pour lâaider à se relever. Dâun signe de la tête, les Létourneau leur adressèrent un dernier salut, puis se dirigèrent vers la rue de la Fabrique. Le tramway de la rue Saint-Jean leur permettrait de regagner la Basse-Ville, et de là , le nouveau quartier de Limoilou qui se développait lentement au-delà de la rivière Saint-Charles.
â Je trouve quâil lui ressemble, commenta Ãlisabeth en fixant le garçonnet qui, pendue à la main maternelle, se retournait pour voir encore la jolie dame.
â Ne répète jamais cela, grogna son époux. Elle pourrait tâentendreâ¦
â Mais voyons, nous sommes seulsâ¦
â Au milieu de dizaines de personnes!
Des yeux, Thomas lui désigna tous les gens autour dâeux. Bien sûr, il avait raison. Dans ce petit monde où chacun se passionnait pour la vie de ses voisins, la moindre indiscrétion pouvait faire beaucoup de chemin. Un coup de klaxon tonitruant attira leur attention⦠et celle de tous les badauds.
â Quelle arrivée discrète, commenta le père.
Après des années de harcèlement de la part de son fils, le commerçant avait capitulé quelques semaines plus tôt : les chevaux dociles et fiables abandonnés sans vergogne, ses déplacements dépendaient maintenant dâune Buick de couleur noire. Toutefois, même si lâachat de ce joyau écorchait sérieusement son compte en banque, jamais Ãdouard ne lui en avait abandonné le volant.
Le véhicule automobile se trouvait stationné dans la rue Buade, juste en face de la Librairie Garneau. Lorsque le couple monta à lâarrière, Eugénie, assise à lâavant avec son frère, se retourna à demi pour demander :
â Je dois vraiment y aller?
â ⦠Voyons, il sâagit de la moindre des choses, répondit lâhomme en maîtrisant mal son impatience. Câest le seul parent quâil te restait, ou presque. Alfred tâa toujours témoigné beaucoup dâaffection.
La jeune femme afficha une moue boudeuse, mais rétorqua dâune voix soumise :
â Bien sûr, tu as raison. Câest juste que moi, les cimetièresâ¦
â Ce nâest pas tout à fait comme un bal, admit Ãdouard dâun ton railleur en lui adressant un regard en biais.
Des bals, elle nâen avait connu que quelques-uns, en 1907 et 1908. Elle adressa à son frère un regard assassin et réussit à réprimer le mot « imbécile » qui lui brûlait les lèvres. Pendant cet échange, Ãlisabeth examinait sa belle-fille, cherchant sur ses traits le souvenir de ceux du garçonnet rencontré un moment plus tôt. En réalité, malgré le bleu des yeux et la pâleur des cheveux, aucune ressemblance ne sautait aux yeux.
â Nous y allons? demanda Ãdouard, impatient de conduire cet extraordinaire véhicule dans les rues de Québec une fois de plus.
â Comme nous faisons partie de la famille immédiate du défunt, nous suivrons le corbillard dans le respect des usages. Nous nâarriverons pas une demi-heure avant lui au cimetière, commenta Thomas.
â Mais câest une voiture hippomobile, clama le garçon en pointant un doigt en direction du parvis de la basilique.
â Câest exactement pour cela que je trouvais prématuré dâacheter une voiture automobile, conclut lâhomme dâune voix un peu chargée de regrets. Je ne vois pas lâintérêt de compter parmi le un pour cent dâoriginaux possédant lâune de ces machines nauséabondes. De toute façon, nous roulons toujours derrière des chevaux.
Cet échange se répétait un peu trop souvent au goût dâÃlisabeth. Pour tromper son ennui, elle regarda le quatuor vêtu de noir, debout, à proximité des employés de chez Lépine. Ceux-ci sâefforçaient de faire entrer le cercueil dans le corbillard, une voiture de bois richement ornée de sculptures. Ses flancs, formés de grandes vitres, laissaient voir la bière reposant sur un lit de
Weitere Kostenlose Bücher