Le prix du sang
non, se dit-elle, ce grand adolescent aimait simplement jauger ses talents de séducteur auprès dâune amie de sa sÅur. »
â Parmi ces deux-là , il y en avait un qui levait le nez sur moi. Le jeune pharmacien Brunetâ¦
Lâhomme qui, lors des fêtes de fin dâannée de 1907, ne lisait ni roman ni poésie pour consacrer son attention aux seules revues destinées aux pharmaciens se construisait bien vite une réputation dâhomme dâaffaires averti. Par ailleurs, au rythme des naissances dans son ménage, il devait être bien épris de sa femme.
â Alors, tu disais quâun simple boutiquierâ¦
â Quand je pense aujourdâhui à toutes les sottises que jâai déjà dites, y compris à toi, je désire aller mâenterrer dans un trou aussi profond que celui dâoncle Alfred.
Ãlise se pencha alors sur ses enfants, adressa quelques mots à chacun pour les inciter à encore un peu de patience, puis poursuivit :
â Fernand est bedonnant et chauve, sans compter que ses parents sont de vraies grenouilles de bénitier. Mais pourquoi arrêter là la nomenclature? Je le trouve sérieux, fiable, probablement généreux et compatissant. Personne ne devrait sous-estimer des qualités de ce genre. Puis, le cabinet de notaire de son père paraît aussi solide que la monarchie anglaise.
â Tu te rappelles, tu me disais à peu près la même chose en 1907 quand il mâa demandée, la première fois. Toute ton énumération ne me paraît pas plus excitante aujourdâhui quâautrefois.
â Si tu veux de lâexcitation, attends dâen avoir deux comme ceux-là . Mon petit gourmet, comme ton frère a dit, a découvert hier le goût des vers de terre.
Le garçonnet leva la tête pour regarder sa mère, un sourire satisfait sur les lèvres, comme habité par le souvenir dâune belle expérience gustative.
Eugénie préféra taire sa conviction : à ses yeux, les frasques de marmots ne présentaient pas plus de motif dâexcitation que les notaires prospères.
â à cause de ces deux-là , je peux difficilement sortir lâaprès-midi. Pourquoi ne pas venir me visiter? suggéra Ãlise.
â Tu dois avoir tellement à faireâ¦
â Pas au point de fermer la porte au nez de mes amies.
Son ton contenait une pointe de reproche. Quelquefois, avant la naissance de ses enfants, la brunette avait enduré une réception plutôt fraîche de la part de son « âme sÅur » du couvent. Bien sûr, cette dernière ne pouvait confier à quiconque les motifs de son profond désarroi. Son père le lui avait totalement interdit. Sa profonde morosité, de même que son désir de sâisoler, passaient pour de lâindifférence aux yeux des autres.
â Je te rendrai visite, câest promis. Je dois y aller, Ãdouard sâimpatiente sûrement déjà derrière le volant de son bolide.
Le moteur de la Buick tournait inlassablement.
â Et ces deux terreurs sont sages depuis si longtemps⦠Ce moment de grâce ne durera pas, jâen ai peur. à bientôt?
â Promis.
Ãlise emprunta une allée ombragée pour regagner le chemin Sainte-Foy, un enfant pendu à chacune de ses mains.
â Câétait qui, cette dame? demanda bientôt la fillette dâune voix haut perchée.
Eugénie nâentendit pas la réponse. Songeuse, elle se dirigea vers la voiture familiale.
* * *
Le cocher de chez Lépine laissait ses chevaux marcher au pas. Madame veuve Alfred Picard, encadrée de ses deux enfants, contemplait les champs bordant le chemin Sainte-Foy. Sous le soleil de la fin juin, le foin bruissait de millions dâinsectes. Des criquets émergeaient de la surface ondulante pour décrire de longs arcs de cercle, puis disparaître à nouveau parmi les tiges.
â Papa aurait trouvé la cérémonie bien longue, commenta Mathieu pour rompre le silence.
Pour la première fois, il utilisait sans aucun malaise le passé pour parler de son père adoptif. Désormais, sa vie se partagerait en deux pans : pendant et après Alfred. Et le souvenir de ce jour viendrait avec celui de champs odorants sous un grand soleil.
â Puis, ce prêtre qui nasillait depuis le chÅur! commenta Marie. Vous
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