Le prix du sang
fleurs.
Quand le chef de lâéquipe de croque-morts, un homme affublé dâune redingote noire lui battant les mollets et dâun haut-de-forme ridiculement allongé, donna le signal, la famille dâAlfred Picard monta dans une lourde berline tirée par deux solides étalons. Le cortège emprunta la rue de la Fabrique, puis sâengagea vers lâest sur Saint-Jean.
* * *
Sous un soleil radieux, le long trajet jusquâau cimetière Belmont revêtait des allures de partie de campagne. Bien sûr, cet état dâesprit sâimposait plus difficilement aux passagers de la grande berline suivant immédiatement le corbillard.
Rendus à destination, les employés de chez Lépine portèrent le cercueil jusquâà lâappareil servant à le faire descendre au creux de la fosse. Celle-ci ressemblait à une blessure profonde à la surface du sol. Une toile dâun méchant vert recouvrait lâamas de terre qui, dans moins dâune heure, recouvrirait la dépouille. Très vite, les témoins de ce dernier acte formèrent un cercle irrégulier. Outre la veuve, ses enfants et la famille de Thomas Picard, une quinzaine de personnes se trouvaient sur les lieux. Quelques-unes étaient des relations commerciales, des fournisseurs pour la plupart. Les autres, des hommes, demeuraient de parfaits inconnus. Marie, la tête inclinée vers la bière, réprima un sourire narquois tout en pensant : « Vieux chenapan, se peut-il que certaines de tes conquêtes se trouvent ici? » Une jeune femme se tenait un peu à lâécart avec ses deux jeunes enfants plutôt enclins à babiller. Il sâagissait dâune cliente. Elle reconnut bientôt la fille du médecin de la famille, le docteur Caron.
Un prêtre prononça sans conviction un dernier éloge funèbre, récita des prières en latin, puis sâesquiva prestement. Les spectateurs les moins proches du défunt suivirent son exemple. Après un intervalle durant lequel les Picard demeurèrent figés, Ãlisabeth prit sur elle de sâapprocher de Thalie pour poser ses deux mains sur ses épaules et prononcer dâune voix émue :
â Ton père était un homme très bon. Je me souviens de notre première rencontre comme si câétait hier. Sans lui, je crois que ce jour-là , je me serais enfuie de chez les Picard à toutes jambes.
Lâévocation de la première rencontre entre la préceptrice de dix-huit ans et le vieux dragon femelle appelé Euphrosine la ramenait à une époque de grandes incertitudes, un peu semblable à celle où se trouvait son interlocutrice.
â Je te souhaite beaucoup de courage, continua-t-elle en déposant légèrement ses lèvres sur les joues de lâadolescente, essuyant des larmes au passage. Toutefois, Alfred te laisse riche de tout lâamour quâil a eu pour toi. Cela tâaidera toute ta vie.
Thalie acquiesça, la gorge serrée. Sa tante passa devant Mathieu en tendant la main. Elle lui dit aussi quelques mots. Devant Marie, elle répéta le geste posé pour la fille, esquissa une caresse sur les épaules, descendit ses mains sur les avant-bras avant de dire dâune voix éteinte :
â Comme câest triste.
â Le plus triste aurait été de ne jamais le trouver sur mon chemin.
Les deux femmes apprécièrent tous les sous-entendus contenus dans ces quelques mots. Ãlisabeth prononça dans un souffle :
â Mâautorisez-vous à vous visiter encore?
Depuis 1908, ces belles-sÅurs partageaient un repas trois ou quatre fois dans lâannée.
â Jâen serais heureuse.
Les baisers sur les joues suivirent, puis elle passa à Gertrude, qui mérita une poignée de main et des vÅux sincères. Ãdouard avait emboîté le pas à sa belle-mère, de même quâEugénie. Tous les deux se limitèrent aux mains serrées et aux formules convenues. Thomas vint ensuite. Le « mes condoléances » adressé à Thalie fut récompensé dâune brève inclinaison de la tête. Devant Mathieu, il déclara :
â Si je peux être utile à quelque choseâ¦
â Comme vous me le disiez lâautre jour, notre affaire est solide. Nous ne manquerons de rien, répondit le garçon dâune voix un peu
Weitere Kostenlose Bücher