Le prix du sang
entendre le discours du politicien en charmante compagnie. Françoise lui adressa un gentil sourire au moment de prononcer :
â Je vous remercie, monsieur, mais je préfère rester ici avec ma compagne.
â Je peux vous tenir compagnie à toutes les deux.
â Vous gâtez tout le charme de la première invitation, riposta la jolie châtaine. Mais ne vous privez pas pour nous, vous ratez de beaux discours.
Il demeura un moment interdit, salua dâun mouvement de tête, puis sâapprocha de lâorateur en remettant son chapeau. Quand il fut assez loin pour ne rien entendre, Thalie commenta en riant :
â «Vous gâtez tout le charme de la première invitation »! Où est passée la jeune couventine rougissante de lâété dernier?
â ⦠Je ne sais pas. Dans une vieille malle, avec mon uniforme scolaire, sans doute.
Deux mois de la vie de vendeuse, de même que la compagnie quotidienne de deux femmes résolues à faire leur chemin dans lâexistence, la rendaient plus assurée. Puis, deux fois par semaine, son père venait souper à lâappartement et sây sâattardait même quand Thalie et elle regagnaient leur chambre. Ce qui demeurait impensable peu de temps auparavant lui devenait étrangement familier.
â Si vous avez vos papiers, clamait Lavergne, demandez une exemption. Si on vous la refuse, allez en appel. Cette loi est inique.
Le politicien engrangeait cependant trop dâhonoraires pour aller jusquâau bout de sa pensée : « Si, à la fin, vous nâobtenez pas cette exemption, ne vous rapportez pas. Le cachot vaut mieux que des villages comme Passchendaele. » Des paroles semblables ruineraient sa réputation devant les juges des divers tribunaux. Il préférait laisser à ses compagnons la responsabilité des déclarations les plus enflammées. Oscar Drouin prit la place de son compagnon sur la plate-forme de la charrette et commença :
â Les conservateurs veulent notre perte. Ils rêvent de voir notre nationalité disparaître dans les plaines de Flandre, sous les obus Allemands.
Même ceux qui traînaient leur exemption dans leur porte-monnaie sentaient la peur leur nouer les tripes. Le geste ample, le membre de la Jeunesse libérale continua :
â Deux journaux de notre ville continuent de faire la réclame pour ce projet assassin. Mieux vaudrait leur fermer la gueule, les empêcher de conduire les nôtres à leur perte.
En ce moment fort opportun, quelquâun dans la foule cria :
â Fermons le Chronicle !
â Fermons lâ Ãvénement ! répondit un autre.
Les mots dâordre furent repris par dix voix, puis cent, enfin par mille.
â Tous au Chronicle !
Un mouvement se dessina parmi lâassistance, une cohorte de jeunes hommes inquiets se montrait disposée à se trouver un ennemi peu menaçant à terrasser. Très vite, la circulation sâinterrompit dans la rue de la Couronne, suscitant des jurons des cochers et des chauffeurs de voiture ou de camion.
â Rentrons, décida Françoise dâun ton résolu.
â De toute façon, câest terminé. Sautons dans ce tramway.
La voiture était immobilisée par les manifestants. Le conducteur tapait du pied sur sa cloche avec le vain espoir de faire dégager la chaussée devant lui. En ce vendredi soir, toutes les banquettes se trouvaient occupées. Deux garçons bien élevés cédèrent volontiers leur place.
â Câest très gentil à vous, les remercia Thalie en se poussant près de la fenêtre.
â Oui, très gentil, répéta sa compagne.
â Cela nous fait plaisir, répondit celui des jeunes hommes resté debout près dâelles. Vous avez assisté à lâassemblée?
â Oui.
Le rose montait au cou de Françoise, un peu intimidée par le regard plongeant sur elle. En quelques minutes, deux représentants du sexe opposé lui avait témoigné leur intérêt. La boutique de vêtements ALFRED lui offrait peu dâexpériences de ce genre.
â Câétait intéressant?
â La même chose que dâhabitude : la loi sur la conscription est mauvaise, les conservateurs sont des tyrans, les libéraux vont sauver la nation canadienne-française.
Son ton aurait fait sourciller le digne
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