Le prix du sang
nullement menacé.
â Il faut éviter lâélection dâun seul conservateur de langue française.
â Voilà un objectif admirable, commenta Thomas, mais le comté de Dorchester se trouve un peu loin.
â Seulement de lâautre côté du fleuve.
En 1911, quelques conservateurs aux visées nationalistes avaient été élus au Québec. Albert Sévigny figuraient parmi eux. Au fil des ans, de moins en moins sympathique à Henri Bourassa, de plus en plus proche du premier ministre Borden, il poursuivait sa carrière politique depuis quelques mois à titre de ministre du Revenu. Empêcher sa réélection devenait lâobjectif avoué de tous les libéraux de la région.
â Lavergne doit sâennuyer de toi, seul dans son comté, poursuivit le commerçant.
â Jâai dit que je supporterais les libéraux. Le temps nâest plus propice aux députés indépendants, nous devons serrer les rangs.
Tout en clamant appuyer lâéquipe de Wilfrid Laurier lors de lâélection générale, Armand Lavergne tentait à nouveau de se faire envoyer à Ottawa en tant que député indépendant de Montmagny. Lui aussi faisait figure de symbole, liguant contre lui toutes les forces libérales disponibles. Ses élucubrations passées laissaient trop de mauvais souvenirs aux gens.
Ãdouard avala son repas à toute vitesse, pressé de retrouver des jeunes membres du Parti libéral. Il se leva bientôt, sâessuya la bouche en sâexcusant :
â Je dois y aller. Un voisin me conduira au traversier. Papa, je te laisse la voiture, tu pourras promener ces dames tout lâaprès-midi.
â Une fois nâest pas coutume, nâest-ce pas? grommela le commerçant. Il y a bien un mois que je nâai pas touché le volant de ma Buick.
Ãvelyne quitta aussi sa place et lâaccompagna dans le hall.
â Tu préfères une réunion dâivrognes à ma compagnie?
La remarque, formulée sur le ton du reproche, agaça le nouvel époux. La taille de la jeune femme affichait maintenant un peu sa grossesse. Heureusement, les nausées se manifestaient plus rarement au lever du jour. Il posa la main sur lâarrondi du ventre, puis répondit :
â Ces ivrognes, comme tu dis, sont des voisins, des relations de ton père comme du mien.
â Une campagne électorale dans Dorchesterâ¦
â Nous traquerons le seul candidat conservateur un peu prestigieux dans son trou. Les autres sont déjà battus.
Il posa ses lèvres sur la bouche offerte, coiffa son chapeau et sortit. Au moment de retrouver sa place à la table, Ãvelyne laissa échapper un soupir de lassitude.
â Ne tâen fais pas, déclara Ãlisabeth en lui adressant un regard complice. Dans cette maison, les hommes participent aux élections, mais cela dure peu de temps. Au moins, cette fois, ils sont du même bord.
â ⦠Mon père aussi sâen mêle. Mais il se limite à visiter les salons de la Grande Allée.
â Certains dâentre nous doivent se dévouer un peu plus, commenta Thomas dâun ton railleur. Parcourir les campagnes pour offrir à boire aux cultivateurs, faire des discours à lâentrée des ateliers ou des manufactures, crier à lâinstant propice lors des assemblées contradictoires, tout cela nous revient. Aucune élection ne se gagne dans les salons.
La maîtresse de maison lui adressa un regard un peu sévère et essaya de corriger le reproche implicite :
â Thomas aussi sâabsentera aujourdâhui pour visiter ses collègues de la rue Saint-Joseph. Son après-midi ressemblera à celui de votre père.
Ãvelyne tendit la main pour prendre sa tasse de café, préférant taire son opinion. Les salons de la rue la plus élégante de Québec ne lui paraissaient pas souffrir la comparaison avec ceux de lâartère marchande de la Basse-Ville.
* * *
Ãdouard retrouva un voisin habitant la rue Scott, heureux propriétaire dâune Chevrolet, pour faire le trajet jusquâaux quais. Avec Oscar Drouin et Wilfrid Lacroix, il sâembarqua sur le traversier. à Lévis, la compagnie ferroviaire Québec Central fournissait un train spécial aux conspirateurs libéraux. Un colosse dont lâÅil droit semblait vouloir divorcer du
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