Le prix du sang
député de Rivière-du-Loup. Elle paraissait trop sceptique pour le rassurer tout à fait. Son interlocuteur posa le même constat.
â Vous ne paraissez pas dâaccord.
â De toute façon, comme nous nâavons pas le droit de vote, intervint Thalie, notre opinion ne compte pas.
Le garçon esquissa un sourire, chercha une réponse convenable, puis préféra changer de sujet :
â Jâai reçu mes papiers à la fin du mois dernier. Je passerai demain devant le tribunal dâexception. En conséquence, jâai une très mauvaise opinion de cette loi.
â Je comprends, répondit Françoise. Mais il paraît que les juges se montrent très compréhensifs.
Le tramway gravissait la côte dâAbraham à une vitesse très réduite, forcé de sâadapter au rythme des manifestants. Les jeunes filles descendirent devant le marché Montcalm, puis continuèrent à pied à une distance prudente de la foule en colère. Les cris « Au Chronicle ! » interrompaient régulièrement le à Canada ou La Marseillaise .
â Que feront-ils? demanda Françoise.
â La même chose quâil y a quelques mois : briser les vitres des locaux des deux journaux conservateurs de la ville. Peut-être pousseront-ils lâaudace jusquâà forcer la porte pour démolir les presses. Comme cela, les seules voix conscriptionnistes se tairont.
En pénétrant dans le commerce, elles se trouvèrent en face de Marie, descendue afin de surveiller les mouvements dans la rue. Lors de ce genre de manifestation, des excités pouvaient sâen prendre aux vitrines sur leur chemin.
â Vous voilà enfin, déclara-t-elle, une pointe dâimpatience dans la voix. Je mâinquiétais.
â Pourquoi? questionna Thalie. Personne ne songe à sâen prendre aux jeunes filles. Pire, personne nâa même prêté attention à ma petite personne. De son côté, Françoise est comme du miel pour des mouches.
Lâautre commença à rougir et sâengagea dans lâescalier en disant :
â Je suis heureuse de la comparaison, cela pourrait être pire! Je vais écrire à Mathieu. Marie, vous⦠tu as une lettre pour lui? Jâirai à la poste avant de me coucher.
Lâhabitude sâimposait lentement. Elle sâarrêta pour attendre la réponse.
â Oui, sur le guéridon, près de mon fauteuil.
Elle continua vers lâappartement. La marchande sâapprocha de la vitrine, se pencha pour voir les retardataires dépasser la basilique et se diriger vers la côte de la Montagne.
â Encore une fois, ils vont sâen prendre au Chronicle , murmura-t-elle.
â Et aussi à lâ Ãvénement .
â Tu es incorrigible. Même après le départ de Mathieu, non seulement tu continues à fréquenter ces réunions, mais tu y entraînes notre invitée.
â Tu as vu, je nâai pas eu à lui tordre le bras. Jây vais pour tout te raconter ensuite. Maintenant, tu as le droit de voteâ¦
En même temps quâil avait annoncé la tenue des prochaines élections, le premier ministre Borden avait confirmé son intention dâaccorder le droit de suffrage aux femmes membres des forces armées et à celles apparentées à un membre de celles-ci.
â Je me contenterai de lire les journaux.
â Ce nâest pas pareil⦠Tu iras, au moins?
Marie jeta un regard curieux sur sa fille. Elle précisa sa pensée :
â Je veux dire : tu iras voter?
â Ãvidemment, jâirai. Et toi aussi, en 1921.
Thalie posa la tête sur lâépaule de sa mère. Les strophes du à Canada leur parvenaient parfois, rompant le silence ambiant. Les manifestants laisseraient les devantures défoncées des journaux conservateurs pour tenir ensuite une veillée de garde aux pieds de la statue de Champlain, le père de la vieille cité, à proximité du Château Frontenac.
* * *
Contrairement à son habitude, Ãdouard fit lâeffort de se rendre à la basse-messe. à son retour à la maison, il rejoignit le reste de la famille dans la salle à manger pour le déjeuner.
â Tu crois vraiment utile dâaller là -bas? demanda Ãvelyne, un peu dâagacement dans la voix. Dans notre comté, le candidat libéral nâest
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