Le prix du sang
mots traduisaient toute la distance entre eux.
â Je te souhaite le meilleur, continua-t-il. Je vais rentrer.
Au moment où il sâapprêtait à sâen aller, elle demanda encore :
â Pourquoi⦠Pourquoi mâas-tu attendue ce soir?
â Parce que je garde pour toi la même affection quâauparavant.
Elle écarquilla les yeux, incertaine de lâattitude à adopter.
â Encore une fois, bonne chance, je suis heureux de tâavoir parlé.
Cette fois, Ãdouard lui tourna le dos et marcha en direction du magasin PICARD. Clémentine regarda la silhouette sâéloigner, puis elle hâta le pas en direction de la rue Saint-Anselme.
* * *
Le lundi 17 décembre, Marie descendit de lâappartement coiffée de son chapeau, son manteau de laine sur le dos. Elle finissait dâenfiler ses gants au moment de passer devant la caisse. Françoise acceptait vingt sous dâune cliente pour une paire de mouchoirs brodés. Le commerce de vêtements pour femmes lui révélait ses secrets lâun après lâautre. Pas une minute, elle ne regrettait dâavoir accepté lâoffre étonnante, plusieurs mois plus tôt.
â Pourras-tu tâoccuper de tout pour quelques minutes? La jeune femme répondit par un sourire. Articuler un « oui, bien sûr » lui paraissait présomptueux.
â Jâai un peu le trac, admit la commerçante. Câest la première fois.
â Les journaux ont été assez explicites, samedi dernier.
â Oh! Ce nâest pas le fait de mettre mon « X » sur un bout de papier. Plutôt, toute cette situation me trouble. Pour les femmes, ce jour est important.
Sur un dernier salut, Marie quitta la boutique. Un bureau de scrutin se trouvait dans le hall de lâhôtel de ville, de lâautre côté de la rue. Elle se tint bientôt au milieu dâun groupe dâhommes, des voisins pour la plupart, qui la saluèrent dâune inclinaison de la tête. Certains exprimaient dans leur regard une certaine réprobation. Pour plusieurs, permettre aux femmes de voter demeurait une nouveauté à la fois étrange et menaçante. Surtout, elle tenait le privilège de se trouver là à lâun de ses proches qui était dans lâarmée. Les personnes dans sa situation, pariait le premier ministre Borden, se prononceraient toutes en faveur de son gouvernement. Afin de procurer des renforts à leurs êtres chers, estimait-il, elles favoriseraient la conscription.
Non seulement la marchande voterait-elle, mais sans doute, aux yeux de tous ces hommes, ce serait pour le mauvais candidat.
Elle atteignit lâentrée dâune petite salle et prononça de sa voix la plus ferme :
â Marie Picard. Si vous préférez, madame veuve Alfred Picard.
â Oui, madame, je vous reconnais, répondit le vieil homme assis à la porte, en consultant sa liste de noms.
â Mon fils Mathieu se trouve présentement en Angleterre, avec le 22 e bataillon.
â Je sais cela aussi. Son départ a été abondamment discuté chez vos voisins.
Lâhomme chercha sa règle de bois, lâutilisa pour tracer une ligne bien droite sur son nom à lâaide dâun crayon rouge. Il lui remit un morceau de papier, puis désigna un coin de la salle.
â Derrière ce rideau, là -bas, vous trouverez un crayon. Vous replierez ce bulletin et le glisserez vous-même dans la boîte.
La nouvelle électrice se retira et traça un « X » bien net dans la case au bout du nom du candidat libéral. Le responsable du bureau de scrutin la regarda glisser le morceau de papier dans le trou rond sur le sommet de la boîte, puis lui déclara :
â Voilà une bonne chose de faite, madame Picard. Nous nous reverrons sans doute dans quatre ans.
Elle quitta les lieux réconfortée. Certains hommes trouvaient tout naturel de la voir exercer son droit de vote.
* * *
Les Canadiens français se plaisaient souvent à voir dans la politique partisane un jeu enlevé, disputé environ tous les quatre ans, pour lequel se passionner pendant quelques mois. Ensuite, libéraux et conservateurs tentaient dâoublier les excès de langage survenus dans la chaleur de la lutte.
Le scrutin de 1917 échappait à cette tradition. Cette fois, des milliers de vies reposaient dans la
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