Le prix du sang
balance. Les francophones demeuraient lourdement sous-représentés dans le corps expéditionnaire de lâarmée : la conscription devait rétablir lâéquilibre, mieux répartir le prix du sang. Lâenjeu prenait une dimension dramatique.
Une fois leur journée au magasin terminée, Thomas et Ãdouard sâarrêtèrent à lâAuditorium de Québec. Déjà , des centaines de jeunes gens se regroupaient de lâautre côté de la rue Saint-Jean, sur la place du marché Montcalm. Au fil des heures, leur nombre ne ferait quâaugmenter.
â Tu penses quâil y aura du désordre ce soir? demanda le jeune homme à son père.
â Tu es celui de nous deux qui fréquente la Ligue anticonscriptionniste, tu devrais pouvoir me donner ce genre dâinformation.
â Honnêtement, je ne sais pas. Nous ne fomentons pas les épisodes de violence.
â Je veux bien te croire, grommela le père, sarcastique. Si, au terme dâune réunion où des orateurs enflamment les esprits, un idiot hurle « Au Chronicle ! », cela tient certainement du hasardâ¦
Après une pause, il ajouta encore :
â Tu ne te souviens pas? Je sais aussi jouer au jeu de la politique. Alors ne me raconte pas de sornettes.
Le garçon secoua la tête, amusé par la situation. Si des jeunes libéraux fréquentaient la Ligue, les organisateurs du parti devaient connaître tous les détails de lâassociation et toutes ses stratégies.
â Honnêtement, je ne suis au courant de rien. Tu te souviens aussi, je me suis marié lâété dernier. Depuis, jâai négligé mes anciens amis.
â Si quelquâun commence à lancer des cailloux ce soir, ce ne sera pas à lâinvitation des libéraux. Mais les esprits ont été tellement échauffés depuis 1914 par tes amis agitateurs que la moindre étincelle peut allumer un brasier.
à force de se faire dire par des notables comme Lavergne de défier les lois, certains de ces jeunes travailleurs risquaient de vouloir passer de la théorie à la pratique.
Thomas plaça la main sur lâépaule de son fils et le poussa vers la grande salle de spectacle. De nombreuses personnes occupaient déjà les lieux, des candidats du parti dâopposition et des organisateurs. Le commerçant serra les mains tendues, écouta les comptes rendus sur le déroulement du scrutin. Le dépouillement des boîtes débutait tout juste dans les Maritimes, les premiers résultats commenceraient bientôt à entrer au compte-gouttes. Vers huit heures, une partie des lumières sâéteignit afin de laisser lâécran tendu à lâarrière de la scène dans une relative pénombre. Lâendroit servait maintenant surtout à la projection de films. Une lanterne magique permettrait de montrer les résultats, au fur et à mesure de leur arrivée.
Les premiers chiffres se révélèrent encourageants. Les provinces de lâAtlantique donnaient une avance plutôt légère à Borden.
â Je croyais que les Anglais voteraient en bloc pour la conscription, commenta Ãdouard.
â En majorité, pas en bloc. Laurier espère obtenir plus du tiers du suffrage chez eux.
Dans les Maritimes, ce serait plus de quarante-cinq pour cent des voix exprimées. La présence des Acadiens dans cette région lui donnait un certain avantage.
à neuf heures, les résultats pour la province de Québec devinrent assez nombreux pour faire lâobjet dâune projection. Des cris de joie remplirent la salle : tous les comtés à majorité francophone donnaient une forte proportion des voix au parti de lâopposition. Albert Sévigny se trouvait battu dans Dorchester. Au début de la nuit, soixante-deux des soixante-cinq sièges de la province étaient passés aux libéraux.
â Nous avons des chances, sâexcita Ãdouard.
â Non, aucune. De lâOntario jusquâau Pacifique, Laurier aura moins du tiers des votes.
La prédiction se vérifia bien vite : le territoire voisin donna finalement trente-deux pour cent des suffrages aux candidats de Laurier. Les choses tournèrent plus mal encore par la suite. Dès dix heures, la victoire du gouvernement unioniste paraissait assurée. Au matin, les Canadien apprendraient lâampleur
Weitere Kostenlose Bücher