Le prix du sang
«montée» fédérale réclamerait bientôt le renforcement de la garnison de la ville.
Lâatmosphère électrique agissait aussi sur lâesprit des politiciens. Le 21 décembre, dernier jour de la session parlementaire, le député du comté de Lotbinière, Joseph-Napoléon FrancÅur, se leva pour déposer une motion à lâattention de ses collègues, dans lâespoir de la voir soumise au vote. Après les mots de circonstance sur lâagitation récente, inspirée de lâhorreur dâune mesure aussi extrême que la conscription, une feuille de papier sous les yeux, il en présenta le texte :
â Que cette Chambre est dâavis que la province de Québec serait disposée à accepter le rupture du pacte confédératif de 1867 si, dans les autres provinces, on croit quâelle est un obstacle à lâunion, au progrès et au développement du Canada.
Quelquâun devait donner son appui à la proposition afin de la discuter à la reprise des travaux, en janvier, et de la mettre aux voix. Hector Laferté se dévoua.
Lors du repas du soir, la rumeur de la « séparation » de la province circulait déjà dans les cuisines et les salles à manger de la ville. Dans la rue Scott, Ãdouard ne pouvait cacher sa joie. Ses dix ans de militantisme nationaliste connaissaient là leur paroxysme.
â Les Anglais doivent trembler. Le mépris a fait son temps.
â Pourquoi trembleraient-ils? questionna Thomas dâune voix chargée de sarcasme.
â ⦠Nous allons quitter cette fédération qui ne nous a rien apporté de bon au cours des derniers cinquante ans.
Lâété précédent, le demi-siècle de lâunion des provinces canadiennes avait suscité des réjouissances modestes. La guerre, et les tensions entre les groupes nationaux, nâavaient guère favorisé les célébrations grandioses.
â Si jâai bien compris le sens de cette proposition, elle signifie à nos compatriotes dâune autre origine notre disposition à nous séparer dâeux sâils trouvent notre présence dans le Canada dérangeante. Cela ne ressemble guère à une déclaration révolutionnaire.
â ⦠Au moins, la question de notre appartenance au Canada est posée.
â Cela me fait penser à des élèves dans une cour dâécole. Comme si nous disions à nos voisins : les règles ne nous plaisent plus, alors nous ne jouons plus avec vous.
Lâune en face de lâautre, Ãlisabeth et Ãvelyne échangeaient des regards lassés. La jeune femme trahissait maintenant son état. La large boucle de soie de la ceinture de sa robe, sur son ventre, soulignait la rondeur croissante de celui-ci. La maîtresse de maison déclara :
â Je suis si heureuse! Vos parents ont accepté de venir souper avec nous le 25 décembre, de même que ceux de Fernand. Nous serons tous réunis pour Noël.
â Cela vous fera beaucoup de travail. Bien sûr, je vous aiderai, mais je ne suis pas une très bonne cuisinière, jâen ai peur.
â Bien honnêtement, je ne suis pas très bonne non plus. La cuisinière aura droit à des étrennes un peu plus généreuses cette année pour la remercier de ses bons efforts.
â Maman est modeste, sâamusa Ãdouard. Elle passera deux jours à malaxer la pâte à tarte. Nous nous régalerons.
Ãlisabeth le remercia dâun sourire, à la fois pour le compliment et pour son effort louable de renoncer aux discussions politiques. La planification des festivités à venir occupa la conversation presque jusquâà la fin du repas. Thomas désigna le dessert et la tasse de thé en sâexcusant :
â Je suis désolé, mais je dois mâabsenter ce soir.
â Un rendez-vous dâaffaires? demanda son fils.
â En quelque sorte. Des gens à voir, afin de cultiver de vieilles relations amicales.
Le marchand préférait demeurer discret sur ses activités de la soirée pour ne pas sâencombrer dâun militant nationaliste. Celui-ci sâexcitait trop facilement de la situation. Mieux valait ne pas le voir pavoiser à ses côtés. Son Homburg enfoncé sur la tête, son paletot de laine soigneusement boutonné jusque sous son menton, il marcha
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