Le prix du sang
lâannée, jâai besoin de tout mon personnel. » Sagement, il nâavait pas insisté. Sa réplique : « Je mâexcuse, je nây ai pas pensé », lui valut un baiser reconnaissant.
En conséquence, lâhomme passa lâessentiel du congé seul avec sa sÅur aînée, dans la grande maison de la petite ville du Bas-Saint-Laurent. Même Amélie avait déserté son père pour profiter de ses quelques jours de liberté rue de la Fabrique. Pendant la journée, elle sâoccupait des rubans et des dentelles après un bref apprentissage auprès de Thalie, très fière de son titre de « vendeuse auxiliaire ». Le soir et la nuit, elle se lovait près de sa sÅur, pour compenser les longs mois de séparation.
Lâhomme était revenu dans la capitale la veille, en train, heureux de partager la fête de Noël avec toutes ses femmes⦠et même Thalie. Après le repas, ils demeurèrent dans la salle à manger, faute dâun nombre suffisant de places au salon. Les sujets anodins épuisés, lâabsent occupa toutes les pensées. Françoise précisa :
â Comme il mâécrit tous les jours, ou presque, il met toujours plusieurs missives dans chaque enveloppe. Je fais la même chose de mon côté. Câest toujours un peu curieux : la réponse à chacune de mes questions, ou la mienne aux siennes, vient toujours vingt jours plus tard.
â Il⦠Il se trouve toujours en Angleterre? demanda son père, hésitant.
â Oui. Je vais chercher sa dernière lettre. Il lâa écrite le 14 décembre dernier.
Elle quitta son siège un moment, revint avec une feuille de papier, puis commença à lire, en sautant les premières lignes :
Nous sommes toujours campés dans la plaine de Salisbury, tout près de la ville du même nom. En cette saison, la pluie tombe presque tous les jours, sans désemparer. Nous pataugeons dans la boue depuis notre arrivée. Les camions et les voitures sâenfoncent parfois jusquâaux essieux. Ce nâest rien à côté des tanks. Ceux-ci se déplacent en meutes; après leur passage, le sol semble avoir été labouré par des géants.
La ville de Salisbury, je te le disais, se trouve tout près. Nous profitons de toutes les permissions pour aller boire une pinte de bière dans les pubs . Le plus souvent possible, je fausse compagnie à mes hommes pour aller visiter la cathédrale. Elle est magnifique avec ses nombreuses statues et son clocher pointé vers le ciel comme une aiguille. Si je ne portais pas un uniforme kaki, je mâimaginerais plongé dans lâun de ces romans anglais que jâaime tant. Surtout, je ne rêve que dâune chose : revenir ici avec toi. Ãvidemment, nous éviterons lâautomne et lâhiver, à cause de la pluie.
Tu expliqueras à maman que si je suis amoureux de cette cathédrale, je ne me suis pas converti au protestantisme pour autant. Le chapelain nous fait endurer des messes interminables, souvent en plein air, autrement dit sous lâaverse. La cérémonie la plus étrange sâest déroulée à quelques pas des alignements de pierre de Stonehenge. Cela aussi, ma très chère, je voudrais que nous le voyions ensembleâ¦
â Ensuite, argua la jeune femme en repliant la lettre pour la tenir contre sa poitrine, cela devient plus⦠personnel.
Suffisamment intime, en tout cas, pour préférer ne pas en divulguer le contenu à son père. Toutefois, Marie pouvait maintenant connaître tous les détails de cette correspondance. Celle-ci intervint :
â Dans quelques semaines, il traversera la Manche pour aller se battre. Pendant ce temps, ici, nous discutons de lâéclatement du Canada.
â Et même dâune nouvelle fédération avec nos seuls voisins des Maritimes, renchérit Thalie.
â Vous savez, au moins en ce qui concerne la motion déposée à lâAssemblée législative, tout cela tient de la fumisterie. Et à lâhôtel de ville, seul Eugène Dussault se prend au sérieux.
Amélie sâétait intéressée à la lettre du beau Mathieu. La politique la laissait indifférente. Elle dissimula mal un bâillement derrière sa main, appuya la tête sur lâépaule de sa sÅur et ferma les
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