Le prix du sang
Nous ne voulions pas de la conscription, nous lâavons exprimé clairement en appuyant massivement Wilfred Laurier. Ils ont voté unioniste, une autre façon de dire conscriptionniste. De la rivière des Outaouais jusquâà lâocéan Pacifique, les Anglais ont accordé soixante-dix pour cent de leur suffrage à Borden. Nous nâavons plus rien en commun avec ces gens, mieux vaut une séparation amicale.
Dans une province où les curés soulignaient sans désemparer lâindissolubilité du mariage, pareille expression ne ferait pas long feu. Lâéchevin Fiset intervint.
â Quâil persiste alors, déclara-t-il en tournant ostensiblement le dos à son collègue, il portera la responsabilité de cette affaire comme celle des autres dont il est lâauteur.
Les manifestations des derniers jours, conclut Thomas, ne tenaient pas quâà la colère spontanée des jeunes gens menacés par le recrutement obligatoire. Cela dâautant plus que lâimmense majorité dâentre eux portait, soigneusement pliée au fond de leur poche, les formulaires dâexemption. Des personnes inspiraient leur action.
* * *
Le lendemain, 22 décembre, le magasin PICARD recevait des hordes de clients désireux de compléter leurs achats de Noël. Dans les circonstances, les vendeuses rentreraient tard à la maison, car des travailleurs nombreux passeraient après la fermeture des ateliers et des manufactures.
Un peu après sept heures, Ãdouard vint frapper à la porte du propriétaire pour demander :
â Me permets-tu de partir tout de suite? Jâaimerais voir quelquâun.
â Les clients se bousculent dans tous les rayons. Celui des vêtements féminins ne fait certainement pas exception.
â Deux ou trois vendeuses savent se servir de la caisse, ma présence nâest pas nécessaire. Je voudrais vraiment aller à ce rendez-vous.
Thomas quitta son fauteuil derrière le bureau et sâapprocha de son fils en disant :
â Tu devrais prendre tes distances avec la Ligue anticonscriptionniste. Toute cette agitation se terminera mal.
â Je ne peux pas me dérober⦠Enfin, pas brutalement, car ce sont des amis.
â Je comprends. Tout de même, avec cette frénésie, éloigne-toi de ces fauteurs de trouble⦠Bon, sauve-toi avant que je change dâidée.
Ãdouard préférait laisser son père croire à la tenue dâune réunion de la Ligue tellement son projet le laissait un peu honteux. Quelques minutes plus tard, engoncé dans son paletot, son melon bien bas sur le front, il marchait rapidement rue Saint-Joseph. Il bifurqua dans Saint-Anselme et frappa bientôt à la porte du petit appartement.
â Tu⦠Quâest-ce que tu fais ici?
Clémentine offrait un visage étonné⦠et toujours séduisant. Ãdouard apprécia la couronne des cheveux blonds et bouclés, toujours portés courts, les yeux bleus, les lèvres comme des cerises. Il lui fallut un instant avant de retrouver sa contenance. En sortant une petite boîte de la poche de son manteau, il murmura :
â Je ne voudrais pas voir passer Noël sans tâoffrir un petit présent.
Elle accepta lâécrin, trouva une montre-bracelet à lâintérieur. Le jeune homme ne faisait pas preuve dâune bien grande originalité. Un an plus tôt, il avait donné la même chose à Ãvelyne. Ãvidemment, sa compagne de la Grande Allée avait eu droit à un produit de meilleure qualité. Une maîtresse de la Basse-Ville ne valait pas le même investissement quâune fiancée de la Haute-Ville.
â Tu nâaurais pas dû⦠Mais câest extrêmement gentil à toi.
Sans réfléchir, elle se précipita dans ses bras, vive, mince et désirable, comme elle lâavait été au cours des trois dernières années. Ãdouard ne put sâempêcher, au moment dây poser les mains, de comparer mentalement la taille fine à celle de son épouse. Les flancs tièdes, souples, le ramenaient plusieurs mois en arrière.
Elle se recula juste un peu, puis prononça à voix basse :
â Tu vas enlever ton paletot et rester un peu.
â Oui, mais je ne pourrai pas mâattarder.
Elle acquiesça de la tête. La petite case de sa vie où elle se trouvait
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