Le prix du sang
yeux.
â Comment cela, une fumisterie? questionna Marie.
â Avec lâexcitation dans la ville, il fallait faire quelque chose pour calmer les esprits. Au lieu de parader dans les rues, les jeunes militants discutent maintenant dâune nouvelle fédération en buvant de la bière en famille.
â Alors quâils en profitent, commenta Françoise en portant son verre de sherry à ses lèvres. La prohibition sera bientôt mise en vigueur.
Paul la regardait, à la fois amusé et inquiet devant ses transformations. Bien sûr, la vie au monastère des ursulines cultivait la modestie, lâhumilité, lâeffacement. Elle ne pouvait y apprendre à sâaffirmer. Tout aussi féminin, lâunivers de lâappartement de la rue de la Fabrique demeurait propice aux petites, et peut-être aux grandes audaces.
â Au moment de la reprise des travaux de lâAssemblée, que se passera-t-il? demanda Thalie.
â Nous rejetterons la motion, ou mieux, nous ajournerons la discussion pour la laisser mourir en feuilleton.
â Et à lâhôtel de ville? sâenquit-elle encore.
â Personne nâa donné son appui à la proposition de Dussault. Elle ne sera même pas examinée.
La situation lui paraissait un peu déconcertante. Ces trois jolies femmes, dont sa fille, trouvaient tout naturel dâaborder les questions politiques. Mieux valait en prendre lâhabitude, lâaprès-guerre promettait des mÅurs nouvelles. Marie lui avait fait part de son émotion, au moment de déposer son vote dans la boîte de scrutin. Elle énonça à nouveau son point de vue :
â Je comprends que la tension aura le temps de sâapaiser un peu dâici le 17 janvier. Mais cette proposition doit tout de même soulever les passions dâun bout à lâautre du pays.
â Je peux aller chercher mes journaux? demanda lâhomme en faisant mine de se lever.
â Comme dans toutes les maisons de la ville, la Nativité cède le pas à la politique, cette année. Abreuve-nous de ton savoir.
Son sourire neutralisait la pointe dâironie. Il se dirigea vers le salon afin de retrouver son porte-document. De retour dans la salle à manger, il en sortit quelques journaux de langue anglaise en précisant :
â On trouve là -dedans des phrases réellement insultantes envers nous. Le plus souvent dans de petites feuilles orangistes, ou alors sous la forme de lettres du public. Dans les journaux respectables, le ton se révèle plus modéré. Voilà un exemple tiré du Globe de Toronto :
Dans lâeffort qui sâimpose pour effectuer un rapprochement entre les Canadiens de toute nationalité, nous, dâorigine anglaise, devons faire notre part. Nous devons être patients et prudents. Nous devons notre sympathie et notre appui à nos concitoyens dâorigine française⦠Ils ont droit à nos égards et à notre respect⦠Puisse une ère nouvelle faire régner parmi les Canadiens la compréhension et la bonne entente. Cela est possible, si les deux races tendent à lâaccomplir.
â Ailleurs, continua le député, on parle aussi de tendre la main aux Canadiens français.
â Ainsi, ricana Thalie, la petite saute dâhumeur de FrancÅur incite nos bons voisins à faire preuve dâun peu de retenue. Juste pour cela, votre collègue mérite notre reconnaissance.
Lâironie de la mère déteignait sur la fille. Toutefois, chez elle aussi, la douceur du ton et le rire aux commissures des yeux adoucissait les mots. Françoise ne demeura pas en reste.
â Nous aiment-ils assez, du côté de Toronto ou dâOttawa, pour renoncer à la conscription?
â Non, sans doute pas, répondit son père. Mais avec toutes les exemptions accordées, la loi se trouve bien édentée. à Québec, sur mille appelés présents devant les tribunaux dâexception, neuf cent quatre-vingt-dix-neuf ont reçu ce quâils demandaient.
â Tout de même, une mesure de ce genre, dans un pays où des millions de personnes se réclament dâune origine française, allemande ou autrichienne devient tout à fait déraisonnable, déclara Marie. Dans des conditions normales, la loyauté au gouvernement est une chose. En temps de guerre, demander aux gens de donner leur vie en
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