Le prix du sang
trouvait toujours un certain plaisir à partager les repas du midi avec Ovide Melançon, le contremaître du service de livraison du magasin PICARD. Cela demeurait une excellente façon pour lui de se tenir au courant de la vie du commerce.
à la troisième bière, le gros homme devenait terriblement bavard. Sans trop sâen rendre compte, ou peut-être au contraire pour se faire bien voir de celui qui serait un jour le grand patron, il dénonçait ses collègues avec entrain. Les hommes cachant une petite bouteille dâalcool dans un recoin, les vendeuses allongeant indûment les conversations dans les toilettes, se trouvaient trahis sans vergogne. Dans ces cas, à moins dâune exagération intolérable, le fils du propriétaire oubliait bien vite les confidences. Toutefois, dans le cas de vol de marchandise, le renvoi sâensuivait sur-le-champ.
Quand le serveur arriva avec de nouveaux verres de Black Horse, le jeune homme remarqua :
â Tu dois te sentir un peu moins fier, maintenant! Dans quelques jours, la loi Scott sâappliquera dans la ville avec toute sa rigueur. Tu devras faire ton deuil de ces petits plaisirs.
Il prit la pinte pour en avaler une gorgée en lui adressant un clin dâÅil narquois.
â Vous aussi, plus de whisky-sodaâ¦
â Ne sois pas stupide. Je vais prendre la Buick et rouler jusquâà une ville civilisée pour faire des provisions. Ce sera plus difficile pour les travailleurs du faubourg Saint-Roch. Dire que ces idiots ont voté à lâunanimité avec les curés!
Le contremaître avala un peu de bière, songeur. Ãdouard poussa encore son avantage :
â Bien sûr, il paraît que le Coca-Cola favorise la digestion. Ils pourront installer des fontaines dans toutes les tavernes. Au fond, peut-être est-ce une bonne chose pour le commerce. Selon les politiciens conservateurs, tu deviendras ainsi plus productif, moins souvent en retard ou absent.
Melançon essuya avec sa manche la mousse dans sa moustache, cherchant une réponse. à la fin, lâattaque lui parut représenter la meilleure défense :
â Au sujet de lâabsentéisme, on raconte au magasin que vous avez recommencé vos visites à la Basse-Ville. Oh! Habituellement en dehors des heures dâouverture du magasin, je veux bien lâadmettre.
Même si Ãdouard se limitait maintenant à des séjours assez brefs à lâappartement de la rue Saint-Anselme, évitant soigneusement de se montrer dans un restaurant ou au cinéma avec sa maîtresse, il ne pouvait espérer que sa présence dans Saint-Sauveur passe totalement inaperçue. Au moment où la province comptait à peine quelques dizaines de milliers de véhicules automobiles, la Buick noire attirait lâattention. Tout au plus prenait-il la précaution de la garer à quelques coins de rue de sa destination.
Le jeune homme cherchait toujours un argument susceptible de convaincre son interlocuteur de ne plus aborder ce sujet quand trois individus vêtus de noir, le visage sombre, entrèrent dans la taverne.
â Voilà encore ces salauds, grommela son compagnon.
Ãdouard suivit son regard devenu mauvais. Il fixait les nouveaux venus. Ceux-ci, debout près de la porte, parcouraient les lieux des yeux. Ils allèrent vers une première table. Celui qui se donnait des allures de chef demanda dâune voix rauque :
â Papers!
â Cela fait trois fois, cette semaine, protesta un homme dans la vingtaine.
â Papers, fucking Frenchie!
Lâintrus paraissait menaçant, ses compagnons regardaient autour dâeux, un masque dâarrogance sur le visage, comme pour défier quiconque de dire un mot, dâesquisser un geste de protestation. Alors que leur victime cherchait dans sa poche, le marchand demanda à voix basse :
â Qui sont ces casse-pieds?
â Câest vrai, ils ne doivent pas embêter les bourgeois de la Haute-Ville, donc vous ne connaissez pas les « spotteurs ».
Les autorités militaires, réalisant que les corps de police municipaux montraient peu de zèle à débusquer les déserteurs, recrutaient dorénavant des agents spéciaux chargés dâidentifier, de « spotter » les personnes se soustrayant à leur devoir.
â Sâils trouvent un gars sans ses papiers dâexemption,
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