Le prix du sang
Ils paraissent devenir plus zélés. Ce soir, jâirai en demander un au curé Buteau.
Le repas se continua sans joie. Les dîneurs revinrent à leur labeur un peu plus tôt que dâhabitude. Le plaisir dâallonger le temps à la taverne se trouvait gâché.
* * *
Napoléon Tremblay portait peut-être le prénom dâun génie de lâart militaire, mais la guerre ne lui disait rien. Lâinvitation à sâenregistrer pour le Service national, en janvier de lâannée précédente, lâavait laissé bien méfiant, au point où ses parents préférèrent le retrancher de la liste de leurs huit enfants jusquâau retour de la paix. Toutefois, tous les dimanches, les paroissiens de Saint-Pierre le voyaient à lâéglise. Sa présence ne faisait de mystère pour personne.
Sans doute à cause dâun concitoyen bavard, les spotteurs apprirent son existence. Arrivés à bord de deux voitures par les très mauvais chemins du début mars, ils se dirigèrent tout de suite vers le presbytère. Deux dâentre eux portaient des habits civils, les quatre autres des uniformes de la police militaire.
â Nous voulons voir le curé, déclara lâun des premiers à la servante venue ouvrir la porte.
â Pourquoi? sâenquit la vieille dame.
â Ce ne sont pas vos affaires.
Pour affirmer une chose aussi sotte, cet homme devait venir de la ville. Rien, dans la vie dâune paroisse rurale canadienne-française, ne sortait du domaine de compétence de madame Curé.
â Il ne se trouve pas ici.
â Maintenant, prononça le deuxième homme en civil, vous cessez de faire lâidiote. Nous allons voir le curé tout de suite ou vous viendrez à Québec avec nous.
La perspective de rouler pendant des heures avec des militaires eut raison de sa résistance. Dâune voix moins assurée, elle leur dit :
â Suivez-moi.
Un sursaut de fierté lâamena à ajouter :
â Mais ces hommes armés resteront dehors. Câest la maison du bon Dieu, ici.
Lâaffirmation fit rire les deux agents spéciaux. En effet, les pasteurs de la campagne régnaient sans partage sur leur troupeau, comme une incarnation du Tout-Puissant. Ils se trouvèrent bientôt dans le bureau du prêtre, assis devant un pupitre dâune autre époque.
â Nous savons que Napoléon Tremblay sâest dérobé à lâenregistrement national. Montrez-nous votre registre des baptêmes. Ensuite, vous nous direz où habite sa famille.
â Les registres appartiennent à lâÃglise⦠affirma le curé Laflèche, certain que personne nâoserait contester cette assertion.
â Ne nous obligez pas à les chercher nous-mêmes, sinon votre évêque devra récupérer ses précieux livres à Ottawa. Puis, vous devez obéissance au grand homme, nâest-ce pas? Il a lui-même recommandé aux gens de sâenregistrer.
Pendant ce temps, dans la cuisine, madame Curé cherchait dans lâune de ses armoires une vieille nappe dâun rouge criard pour la mettre dans lâévier de tôle et actionner le bras de la pompe pour lâimbiber dâeau. Elle lâessora ensuite de son mieux de ses bras encore puissants. Un moment plus tard, elle sortait, adressait un sourire timide aux soldats demeurés en faction sur la longue galerie couverte, pour se rendre à la corde à linge. Bientôt, lâun des jeunes hommes en uniforme sâapprocha en disant :
â May I help you?
Ce garçon devait oublier les usages domestiques, ou sa propre mère en faisait fi. Le jeudi nâétait pas jour de lessive. Puis, en quelle occasion un prêtre catholique couvrait-il sa table dâune nappe écarlate? Néanmoins, il la plaça sur la corde et la fixa avec des épingles. La vieille dame le remercia dâune inclinaison de la tête avant de rentrer dans le presbytère.
Les agents spéciaux parcouraient maintenant le registre des baptêmes, lâun énumérant les noms, lâautre les prenant en note. Plusieurs garçons nés de vingt à trente ans plus tôt ne semblaient pas figurer à leur liste. Le taux de mortalité infantile demeurait élevé dans les campagnes du Québec, mais pas à ce point. Ãventuellement, ils vérifieraient en
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