Le prix du sang
que se passe-t-il?
â Il se retrouve dans une cellule du poste le plus proche, jusquâà ce que lâarmée vienne le cueillir.
Le type interpellé de façon si insultante sortit une feuille de papier pour la tendre au butor. Celui-ci la parcourut en vitesse, puis tendit la main aux deux autres occupants de la table.
â Ce sont toujours des Anglais?
â Le plus souvent. Les Canadiens français refusent de faire un travail de ce genre. Quand ils acceptent, ils préfèrent parler anglais, de toute façon. Comme pour éviter de se faire reconnaître.
La précaution devait être nécessaire, autrement leur famille et eux seraient soumis à un insupportable ostracisme. Le trio passa à une autre table. La colère et lâexaspération sur le visage, les clients sortaient les uns après les autres leur formulaire dâexemption, ou encore, dans le cas des hommes mariés, montraient leur alliance avec ostentation. Melançon sâexécuta en leur adressant un sourire mauvais.
â Do you have something to say? grogna lâun des agents spéciaux.
â Oui, ce matin jâai enculé ta femme. Cet après-midi, ce sera le tour de ta mère et de ta fille.
Le contremaître murmurait ces mots en affichant un faciès neutre. Lâautre lui jeta un regard intrigué, outré dâêtre lâobjet dâune moquerie grossière. Ou il trahissait sa connaissance de la langue de son interlocuteur, ou il feignait ne rien comprendre. à lâautre bout de la grande salle, deux garçons se levèrent précipitamment, faisant tomber leur siège sur le sol derrière eux, pour sâélancer vers la porte.
â Get them!
Les agents se jetèrent à la poursuite des fuyards. Un client eut lâexcellente idée de lancer une chaise dans les jambes du dernier dâentre eux, provoquant une chute digne des meilleures cascades des films de Charles Chaplin ou de ceux des Keystone Cops. Spontanément, une salve dâapplaudissements et des éclats de rire illustrèrent les sentiments des témoins de la scène. Convaincus dâavoir le dessous si une bagarre éclatait, ils quittèrent les lieux en multipliant les jurons.
â Cela arrive souvent? demanda Ãdouard en avalant la moitié de son verre.
â Tous les jours. Vous vivez vraiment dans un autre pays si vous ne savez pas cela.
â Mais cela ne donne rien! à peu près tout le monde a reçu son exemption, les rares personnes à qui on lâa refusée ont fait appel de la décision.
Le marchand le savait dâautant mieux quâArmand Lavergne plaidait gratuitement la cause de ses clients dans cette triste situation.
â Selon la rumeur, expliqua Melançon, ces gars sont payés dâaprès le nombre de déserteurs arrêtés. Aussi, parfois, ils poussent bien loin leur loyalisme en sâen prenant aux exemptés. Puis, plusieurs jeunes ne sont pas en règle. Certains ne se sont pas enregistrés au début de lâhiver 1917, fidèles aux recommandations des nationalistes. Ceux-là nâont pas reçu de convocation, à la fin du mois dâoctobre dernier.
â Sâils se font prendre, ce sera lâarmée pour le service outre-mer, sans même le droit de demander une exemption.
â Exactement. Il y en a dâautres qui ne se sont pas présentés devant les tribunaux dâexception, car ils craignaient un refus.
â Comme on lâaccordait à presque tous, aujourdâhui, ceux-là se mordent certainement les doigts.
Après coup, cela paraissait une erreur grossière. Toutefois, au début du mois de novembre 1917, personne ne sâattendait à ce que les juges se montrent aussi complaisants.
â Le pire, continuait le contremaître, ce sont tous les gars qui laissent ce foutu papier à la maison. Ils se retrouvent au poste de police, parfois dans une cellule de la Citadelle, avant quâun membre de la famille ne se pointe avec leur damné formulaire.
â Les hommes mariés montrent leur alliance, tout simplement?
â Cela dépend de lâhumeur de ces trous-du-cul. Après tout, nâimporte qui peut en acheter une. Les gens bien vêtus, comme vous, ou vieux, comme moi, nâont aucune difficulté à les convaincre. Toutefois, je ferais mieux de traîner mon certificat de mariage dans ma poche.
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