Le prix du sang
hésitant.
â Ne fais pas lâimbécile, tu risques de te noyer. Si tu nous accompagnes, tu feras un peu de prison, puis tu passeras en Angleterre.
Lâeau effleurait la glace. Le déserteur prit bien garde de ne pas perdre pied : lâimpact dâune chute lui ferait crever la surface. Il glisserait sous la pellicule glacée pour ne plus reparaître. Soudainement, un craquement lugubre se fit entendre. Il sauta vers lâautre rive, sâenfonça dans le liquide bouillonnant jusquâaux genoux et pataugea jusquâà la terre ferme. Personne nâoserait plus traverser après lui.
Ses poursuivants se consultèrent du regard. Lâun des militaires fit le geste dâépauler son arme, mais le caporal abaissa le canon en disant :
â On lâattrapera bien plus tard.
Le trajet jusquâà lâorée du bois se révéla bien long. Lâabsence de tout repère les força à suivre exactement leurs traces, et la chasse sâétait déroulée en zigzags. Lâobscurité sâappesantissait sur Saint-Pierre au moment où ils passèrent de nouveau devant la maison des Tremblay. La mère se tenait debout sur le perron, son manteau sur les épaules. Le bruit du coup de feu lâavait remplie dâhorreur; en les voyant revenir bredouille, elle ne put réprimer un demi-sourire.
Un instant, le chef de la petite expédition songea à aller lui parler. Il fit même quelques pas en sa direction. Puis, il secoua la tête et retrouva ses compagnons.
â Autant rentrer. En passant, nous dirons un petit bonjour à monsieur le curé, histoire de nuire un peu à sa digestion.
Quand les voitures entrèrent dans lâallée longeant le côté du presbytère, les phares jetèrent une lumière jaunâtre sur la nappe rouge. Cela lui donna un moment une teinte sanglante. Lâagent spécial la remarqua pour la première fois.
â La vieille sorcière, souffla-t-il.
* * *
En ce Jeudi saint, Ãdouard quitta le magasin PICARD assez tôt, avec un tout autre projet que faire ses dévotions. Le vent venu du fleuve sâavérait glacial, lâatmosphère chargée dâhumidité. Au moment de traverser la rue Dorchester, il sâaperçut bien de la présence de trois hommes adaptant leur pas au sien. Il continua sans trop leur prêter attention.
â Sir , entendit-il bientôt.
Le jeune homme sâarrêta, les contempla sans comprendre.
â Papers!
â Je suis marié, prononça-t-il en enlevant son gant de la main gauche afin de montrer son alliance.
â Papers .
Visiblement, les longues explications ne servaient à rien. Ãdouard répéta, cette fois en anglais, même sâil soupçonnait ses interlocuteurs de très bien le comprendre :
â Je suis marié. Vous me connaissez certainement⦠le magasin PICARD.
â Come with us .
â Voyons, soyez sérieux.
Alors quâun agent spécial se tenait devant lui, les deux autres firent mine de lui saisir les bras. Mieux valait éviter la discussion, ces malotrus transportaient vraisemblablement une matraque plombée dans leur poche. Sans un autre mot, il leur emboîta le pas.
Ils empruntèrent la rue Dorchester vers le nord, puis tournèrent à droite dans Saint-François. Le poste de police numéro trois se trouvait tout près : une bâtisse de brique semblable aux demeures avoisinantes. Près de lâentrée, un agent se tenait derrière un bureau. Ãdouard déclara en entrant :
â Monsieur, vous me reconnaissez sans doute⦠Picard, le fils Picard.
â Put him in cell , dit le chef de trio de spotteurs.
â Vous ne pouvez faire cela! Je suis un homme marié, pas un déserteur.
â Suivez-moi, prononça lâagent en quittant son siège.
Le prisonnier demeura un moment interdit. Le policier fit lentement valoir :
â Ne vous énervez pas. Si vous dites vrai, cela sera tiré au clair bien avant de vous expédier en Angleterre. En attendant, faites ce que je dis.
Un moment plus tard, le bourgeois de la Haute-Ville se retrouva dans un cachot large de quatre pieds et profond dâenviron huit. Les murs de brique avaient été blanchis à la chaux. Une couchette occupait la moitié de lâespace minuscule, un seau dâaisance, posé dans un coin,
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