Le prix du sang
immense comptant plus de dix mille personnes. Les chants patriotiques fusaient sans cesse, des drapeaux Carillon-Sacré-CÅur battaient au vent, à peine visibles à la lueur des réverbères.
Des policiers se massaient devant lâAuditorium de Québec. Lâendroit attirait sans cesse les jeunes gens puisque tous les registres se trouvaient dans les locaux administratifs, à lâétage. Les premières pierres défoncèrent les fenêtres. Les agents serrèrent alors les rangs. Pas plus de cinquante, ils ne pouvaient rien tenter, même armés, à moins de se résoudre à ouvrir le feu. Mais cela ne donnerait rien devant une pareille multitude.
Passé huit heures, les chants, les cris et les cailloux nâarrivaient plus à satisfaire les plus impatients. Des hommes sâemparèrent des bancs publics placés près de la rue. Composés de socles de fonte et de solides madriers, ils feraient office de béliers. Les policiers se regroupèrent devant la grande porte de la salle de spectacle.
â Enlevez-vous du chemin! cria quelquâun. Nous ne vous voulons aucun mal.
â Rentrez à la maison, répondit un officier dâun ton mal assuré.
â Ne tentez rien, expliqua lâun des meneurs. Nous nâavons rien contre la police de la ville⦠pour le moment.
Lâagent hésita, contempla la multitude, puis fit signe à ses hommes de se mettre un peu à lâécart. Un instant plus tard, un premier banc sâécrasa contre les portes. Elles résistèrent au premier impact. Les manifestants reculèrent de dix pas, puis sâélancèrent à nouveau. Le scénario se répéta une dizaine de fois avant que lâhuis ne cède, à grand fracas. De nombreuses personnes sâengouffrèrent dans lâouverture.
â Si des soldats se trouvent encore dans cet immeuble, fit valoir Ãdouard à son compagnon, des gens se feront massacrer.
â Avec le vacarme ambiant, ils sont sans doute partis depuis une heure. Lâendroit doit compter de nombreuses portes dérobées.
Melançon avait raison. La foule belliqueuse grimpa les larges escaliers au pas de course sans rencontrer personne. Dans les bureaux, des classeurs métalliques contenaient les milliers de dossiers des jeunes gens inscrits au Service National. Les hommes ouvrirent les tiroirs et en jetèrent le contenu sur le sol. Les meubles paraissaient nuire au mouvement. Les chaises passèrent au travers des fenêtres sans vitres, les pupitres furent poussés le long des murs. à la fin, les dizaines de milliers de feuillets formaient un amoncellement. Quelquâun chercha un briquet dans le fond de sa poche et se pencha pour allumer les formulaires. Un autre sacrifia une flasque dâalcool pour en répandre le contenu sur le feu.
Très vite, les flammes montèrent à hauteur dâhomme. Les contestataires y jetèrent de gros registres, les tiroirs des bureaux, les portemanteaux. La fumée sâéchappa des fenêtres et se répandit surtout dans le grand amphithéâtre, provoquant des quintes de toux. Les hommes refusaient pourtant de fuir, désireux de voir les flammes rendre tous ces dossiers inutilisables.
* * *
Au moment où les incendiaires retrouvèrent enfin les trottoirs, deux camions de pompiers tournaient lâangle le plus proche de la rue Saint-Jean, toutes sirènes hurlantes. Les boyaux furent déroulés sur le trottoir, reliés aux bornes-fontaines. Les jets puissants furent dirigés vers les fenêtres défoncées de lâétage dâoù sortaient de longues flammes. Cela ne dura pas plus dâune minute. Des protestataires bousculèrent les sapeurs pour leur enlever les lourdes haches. En quelques coups, les boyaux furent tranchés.
â Maintenant, lâédifice au complet risque dây passer, conclut Ãdouard.
Des années plus tôt, son père figurait parmi la liste des libéraux propriétaires de lâendroit. Heureusement, le commerçant avait préféré placer ses avoirs dans des placements plus sûrs. Les flammes montaient maintenant vers le ciel, jetant des lueurs lugubres sur la place du marché. Réduits à lâimpuissance, les pompiers se tenaient près des camions pour contempler le spectacle.
â Patron, vous entendezâ¦
Melançon leva un doigt vers le ciel.
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