Le prix du sang
Un bruit de pas parvenait de lâavenue Dufferin, mais aussi de la rue dâAuteuil, sur leur droite. Deux colonnes kaki se rejoignirent devant la salle de spectacle en feu. Les soldats, au nombre de quelques centaines, tenaient leur carabine devant leur poitrine, la baïonnette au canon. Les longues lames dâacier captaient le reflet des flammes. Les protestataires, peut-être au nombre de quinze mille, formaient deux masses compactes, lâune sur les trottoirs au nord de la rue Saint-Jean et dans les autres artères environnantes, lâautre sur la place du marché. Les cris cessèrent, une rumeur inquiète parcourut la place.
Le son des moteurs creva la nuit. Une demi-douzaine de voitures sâarrêtèrent à proximité. Une nouvelle fois, le maire Lavigueur accourait afin de ramener la paix. Le général Landry lui marchait sur les talons, insistant :
â Ils sont des milliers prêts à incendier la ville!
Le commandant du district de Québec désignait lâAuditorium du doigt. La lueur devait être visible dans toute la cité, maintenant. Les curieux viendraient bientôt par centaines grossir le nombre des protestataires, au risque de rendre la situation plus explosive encore.
â Lisez lâacte dâémeute tout de suite, insista lâofficier. Nous devons les disperser avant que cela ne tourne au drame.
â Et ensuite, vous allez canarder ces gens? Pas question.
Après la lecture de lâacte dâémeute, les pouvoirs publics pourraient utiliser la force afin de faire fuir les manifestants. En cas de résistance, la troupe tirerait sur eux.
Le maire chercha un endroit dâoù parler à la foule, ne trouva rien de mieux que le toit de lâun des camions de pompiers.
â Messieurs! cria-t-il en faisant des gestes amples. Dispersez-vous, nâaggravez pas la situation. Sinon, la force devra être employée contre vous.
Un bruit sourd de paroles confuses parcourut la foule. Les mots du magistrat se mêlaient au spectacle des lames des baïonnettes afin de refroidir les esprits. Les soldats demeuraient impassibles, répartis sur quatre rangs.
â Si vous ne rentrez pas chez vous, lâacte dâémeuteâ¦
Lavigueur ne termina pas sa phrase. Ãdouard se tourna vers son compagnon pour déclarer :
â Je rentre chez moi. Je nâai aucune envie de me retrouver au milieu dâun champ de bataille. Tu as une femme et un garçon, tu devrais en faire autant.
Sans se retourner, le commerçant fendit la foule des hommes devenus silencieux, regagna lâavenue Dufferin afin de rejoindre la Grande Allée. Dâabord par groupe de deux ou trois, ensuite par dizaines, enfin par centaines, les manifestants abandonnèrent les environs de lâAuditorium. Les pompiers purent enfin effectuer leur travail et limiter les dégâts.
* * *
â Je voudrais aller à lâécole, plaida Thalie, debout au milieu du salon. De façon tout à fait étourdie, jâai laissé mes livres dans mon pupitre.
â Mais le High School est fermé, à cette heure, répliqua Marie.
â Le gardien laisse entrer les grandes⦠Nous sommes toutes un peu fébriles, les examens de McGill auront lieu dans un peu moins dâun mois.
La commerçante regarda sa grande fille, si semblable à sa propre image, dix-huit ans plus tôt, avec, en plus, la détermination fantasque dâAlfred. Elle désirait lui interdire de sortir, tout en souhaitant laisser libre cours à ce courage un peu fou.
â Hier, certains ont incendié lâAuditorium, sans doute les mêmes qui sont passés sous nos fenêtres en hurlant.
â Mais ils nâont aucun motif de sâen prendre au High School ou aux élèves de celui-ci. Nous savons très bien pourquoi ils vont au Chronicle , à lâ Ãvénement , ou même à lâAuditorium.
â Marie, si cela peut te rassurer, je vais aller avec elle.
Françoise quitta son fauteuil pour se tenir à côté de son amie. Sâinquiéter pour deux jeunes filles ne valait guère mieux que sâinquiéter pour une seule, songea la femme. Pourtant, elle conseilla :
â Vous allez être prudentes.
â Promis, maman.
Thalie se pencha pour lui embrasser la joue. Françoise et elle se dirigèrent toutes deux vers la sortie. Gertrude avait entendu la
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