Le prix du sang
les chutes de la falaise. La contemplation du fleuve, plusieurs dizaines de pieds plus bas, ramenait toujours les mêmes souvenirs aux habitants de la ville de Québec.
â Quand je me tiens ici, je vois encore en esprit la flotte britannique de lâAtlantique Nord, commenta Fernand. Quel spectacle câétait!
â ⦠Je nâen ai pas beaucoup profité, répondit la jeune femme après un regard préoccupé vers son compagnon. Avec le pageant tous les soirsâ¦
â Câest vrai, vous faisiez partie de la distribution⦠Je vous trouvais si ravissante dans votre grande robe blanche, toute de dentelle.
â Si vous lâaviez vue à la fin de la dernière représentation! Nous passions toutes les soirées à essayer dâéviter les accrocs, sans vraiment réussir. Ces sous-bois recelaient trop dâarbustes épineux.
Eugénie ne put réprimer une mimique chargée dâironie. Combien les buissons sâétaient révélés accueillants alors que la flotte avait représenté une menace mortelle!
â Ãdouard ne cessait de mâentraîner à flanc de falaise afin de contempler ces foutus navires. Je ne comprends pas encore comment jâai évité de me rompre le cou. Dâun côté, il maugréait sans cesse contre lâimpérialisme, de lâautre, la vue de ces coques dâacier le mettait en extase.
â Pourtant, ni les navires ni les équipages ne représentaient un bien grand intérêt, sauf pour les sots, souffla la jeune femme.
Ce fut au tour de son compagnon de jeter vers elle un regard en biais. La remarque pouvait passer pour un coup de griffe au frère cadet. Toutefois, dans ces cas-là , le ton revêtait une forte dose de sévérité et infiniment moins de mélancolie. Plutôt que de sâenquérir du véritable sens de la remarque, lâhomme donna plutôt libre cours à ses propres inquiétudes.
â Je me demande combien de ces beaux officiers, sanglés dans leur uniforme de parade, arrogants et fiers, vivront encore dans un an.
â Pardon?
Eugénie jeta un regard horrifié à son compagnon. Comment pouvait-il se poser une pareille question?
â Je suis désolé, consentit le notaire. Je dois mâadonner à une trop forte dose de dépêches étrangères, pour en arriver à aborder un sujet pareil avec vous.
La femme faisant lâobjet de ses assiduités devait à tout prix être préservée des cruautés de lâexistence.
â Tout de même, comme vous avez commencé, vous devez maintenant livrer le fond de votre pensée.
â ⦠Nous connaîtrons la guerre, bientôt. Dâici quelques semaines, tout au plus.
â Voyons, ce ne sont pas ces querelles entre petits pays, autour dâun regrettable assassinat survenu dans une ville minuscule, qui conduiront à la conflagration.
Eugénie se révélait habituellement bien peu intéressée par lâactualité politique. à ses yeux, toutes les pages des journaux, excepté la section féminine, pouvaient passer directement du vestibule de la maison à la cuisine pour recevoir des épluchures. Son aptitude à évoquer spontanément le prétexte de la guerre à venir montrait combien le sujet préoccupait tous les esprits.
â Lâarchiduc François-Ferdinand dâAutriche et sa femme Sophie furent tués à Sarajevo il y a un peu plus de deux semaines, bientôt trois, en fait. Cela suffit pour que lâEmpire austro-hongrois déclare la guerre à la Serbie. Après cela, tout peut arriver.
Eugénie plissa le front, songeuse. Ãdouard pouvait bien sâennuyer de ses conversations politiques avec ce gros garçon placide : tous les deux dévoraient les journaux. Lâidée dâune guerre lui paraissait si étrange, ses conséquences tellement inconcevables. Toutefois, une hécatombe parmi les officiers de lâamirauté britannique présentait un certain attrait. Elle évoqua ses souvenirs.
â En 1870, entre la France et lâAllemagne, cela a duré tout juste quelques semaines. Cette fois encore, le conflit ne devrait pas faire beaucoup de dégâts.
La jeune femme connaissait un peu cette guerre, car elle avait coûté son trône à lâimpératrice dont elle portait le prénom.
â
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