Le prix du sang
Laurier du pouvoir, continua Ãdouard. Maintenant, nous nous retrouvons en guerre et les impérialistes maîtrisent Robert Borden comme une simple marionnette.
â Me faire la morale de cette façon te va bien. Pourtant, tu as été sur toutes les tribunes avec Armand Lavergne pour faire mousser les quelques candidatures nationalistes, avec, le plus souvent, pour seul résultat de faire passer un conservateur en divisant le vote. De nous deux, la personne la plus entichée de Bourassa et de ses deux caniches, Asselin et ton maître à penser, ce fut toi. Le bellâtre de Montmagny se montre-t-il toujours aussi dépité? Dire que cet idiot a cru un moment devenir le lieutenant Canadien français de Borden, la réincarnation de George-Ãtienne Cartier ou, plus modestement, de Joseph-Adolphe Chapleau.
Armand Lavergne, député à lâAssemblée provinciale depuis 1908, sâétait imaginé pendant quelques heures membre du cabinet fédéral et chef politique. Très vite cependant, lâhomme avait réalisé que sa réputation de vulgaire agitateur, plus soucieux de lâeffet produit, du bon mot, que de la sincérité ou de la profondeur des idées, empêcherait quiconque de lui faire confiance. Si Ãdouard demeurait toujours dans son sillage, cela tenait seulement à la couleur du personnage, pas à ses convictions.
â Il demeure que nous en sommes à un point critique : les impérialistes tiennent Borden par les couilles. Nous risquons de servir de chair à canon sur les champs de bataille européens, insista le jeune homme, dâun ton cependant plus tempéré. Avec un premier ministre de la trempe de Wilfrid Laurier, les admirateurs de lâEmpire seraient mieux muselés.
â Ton père tenait exactement ce discours, en 1911. Pourquoi ne pas avoir joint tes forces aux siennes, alors?
Que répondre à cela? Thomas Picard montrait certainement une plus grande sagesse politique que son fils. Des pas dans le couloir évitèrent à celui-ci dâargumenter. La jeune femme de la maison apparut dans lâembrasure de la porte.
â Mademoiselle⦠Eugénie, se reprit Fernand en se levant précipitamment de son siège pour venir à sa rencontre.
Puis il demeura devant elle, lâallure empruntée. Se serrer la main ne convenait plus guère à la nature de leur relation, mais la bise sur la joue demeurait toutefois trop intime pour des personnes dont les fréquentations dataient de quelques semaines à peine. En réalité, pareille marque dâaffection ferait sourciller si elle sâexprimait avant leurs fiançailles⦠si toutefois on en venait un jour à cette éventualité.
â Je mâexcuse de vous avoir fait attendre, Fernand. Aucun homme ne peut soupçonner combien de petits boutons recèle la tenue dâune femme. Enfin, je veux dire, aucun célibataire.
â ⦠Lâattente en valait la peine. Vous êtes ravissante.
Mérité, le compliment mit le rose aux joues de la jeune femme. Sa robe de satin dâun bleu pervenche soulignait admirablement la couleur de ses yeux. Elle descendait en un fuseau assez étroit jusquâaux chevilles fines. La corolle laissait voir le bout pointu de ses bottines noires. Une veste du même tissu et de la même teinte que la robe donnait une certaine chasteté à sa silhouette, que lâon devinait délicieusement fine. Les cheveux blonds, frisés, se trouvaient ramassés sur sa nuque afin de dégager son cou et ses oreilles. Un grand chapeau de paille orné de quelques petites fleurs bleues ajoutait au charme de lâensemble.
â Mais monsieur Dupire, vous nâêtes pas mal non plus.
Lâhomme rougit comme une adolescente recevant son premier compliment. En même temps, une partie de lui-même cherchait une pointe dâironie, de dérision peut-être, dans la voix. Trop longtemps attendues, ces paroles le rendaient sceptique, méfiant même.
â Nous y allons? demanda-t-elle après une pause.
â ⦠Oui, bien sûr.
Le notaire se retourna vers son ami demeuré bien calé dans son fauteuil, un petit sourire narquois sur les lèvres depuis lâarrivée de sa sÅur, afin de prononcer :
â Aujourdâhui, je suis prêt à te concéder que les intérêts de la province de Québec
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