Le prix du sang
lâessentiel des craintes étreignant son cÅur au cours des dernières semaines. Bien sûr, tous ces milliers de jeunes hommes en uniforme risquant la mort pour des motifs nébuleux lâattendrissaient. Mais la menace de voir un seul dâentre eux, son beau-fils, en uniforme kaki lui faisait oublier tous les autres.
â Voyons, le Royaume-Uni nâa aucune tradition de conscription, contrairement à la France. Seul les volontaires iront au combat, et dâaprès les journaux, ceux-ci sont déjà trop nombreux.
La métropole maintenait sa domination sur un vaste empire avec une armée et une marine à lâeffectif étonnamment modeste, tous des professionnels ayant choisi le métier des armes. Rien de commun avec les millions de jeunes gens conscrits par les Ãtats de lâEurope continentale.
â Il est tellement fantasque, continua la jeune femme dans un murmure⦠Tu ne crains pasâ¦
â Quâil sâenrôle? Depuis des années que nous lâentendons chanter les louanges de Bourassa et fustiger les impérialistesâ¦
Thomas marqua une pause. Un doute se dessina sur son visage, puis il conclut :
â Et puis, sâil nâa pas dâautre motif, nous pouvons sans doute compter sur cette beauté blonde de la Basse-Ville pour lui garder une once de raison.
Ce dernier argument ne satisfit pas tout à fait Ãlisabeth. Elle avala le reste de sa boisson dâun coup, toussa encore, puis chercha désespérément à penser à autre chose.
â Malgré le ralentissement économique des derniers mois, comment se déroule la saison?
Thomas apprécia lâeffort de sa compagne et entreprit de lui expliquer quâau fond, les choses allaient plutôt bien, y compris dans le rayon des meubles.
5
Le lendemain, 6 août, dans une grande maison de la rue Scott croulant sous le lierre, les dépêches venues du front européen suscitaient des réactions moins vives. Au fond, personne dans la maison du notaire Dupire nâarrivait même à concevoir que le gros rejeton placide, calme depuis la naissance, puisse se trouver un jour sur un champ de bataille. Ses plus grandes émotions viendraient certainement dâun testament mal ficelé. Comme le droit de succession ne présentait plus aucun mystère pour lui, pareille éventualité provoquerait tout au plus un sourire amusé.
â La Belgique semble offrir une résistance imprévue, commenta le père en jetant un regard oblique sur le journal placé près de son assiette.
Dans cette maisonnée de personnes aux ventres et aux fesses rebondies, les repas revêtaient un caractère sacré. Quâun quotidien franchisse la porte de la salle à manger témoignait tout de même dâune sourde préoccupation.
â Nous nâavons pas sous les yeux la version allemande, commenta Fernand. Je suppose quâà Berlin, le point de vue diffère grandement.
â Tu as sans doute raison. Désormais, les journaux nous offriront des informations encore moins fiables quâà lâhabitude. Jâessaierai de me souvenir.
Soucieux de sa digestion, le gros homme préféra replier le quotidien pour le déposer sur la desserte. Son escalope méritait mieux quâune attention partielle. Son fils porta néanmoins le coup de grâce aux belles dispositions de son appétit.
â Je compte lui demander de mâépouser.
Le vieux tabellion reposa sa fourchette sans lâavoir portée à sa bouche, regarda en direction de sa femme.
â Pardon?
â Eugénie. Je compte lui demander sa main. Nous nous voyons souvent, depuis quelques semaines.
Fernand vit sa mère poser son couvert en travers de son assiette, puis essuyer sa bouche avec sa serviette. Après un long silence, elle déclara :
â Cette décision est un peu précipitée, tu ne trouves pas?
â Voyons, je la connais depuis toujours. Je lâaime depuis presque aussi longtemps.
â Tout de même, dans une certaine mesure, ta mère a raison. Tu nâas fréquenté personne dâautre. Avant de poser un geste aussi importantâ¦
Le gros homme conservateur et ultracatholique évoquait la nécessité de papillonner un peu avant de choisir la compagne dâune vie. Pareille prétention jurait tellement avec sa personnalité que les mots
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