Le prix du sang
moururent sur ses lèvres. Fernand ne put sâempêcher de sourire avant de rétorquer :
â En as-tu courtisé plusieurs avant de choisir maman?
â Câétait une autre époque. De nos joursâ¦
Encore une fois, lâexplication sonnait trop faux pour quâil se donne la peine de poursuivre.
â Vous savez que je lâaime depuis des années. Quand je lui ai parlé, ce jour-là , elle mâa repoussé.
Ses parents connaissaient lâépisode de 1907. Dans un soupir lassé, il reprit :
â Je la comprends un peu, je nâavais même pas commencé mes études universitaires. Maintenant, elle paraît mieux disposée. De mon côté, je suis plus âgé, bien en selle dans ma profession.
â ⦠Surtout que personne ne lui a montré dâintérêt depuis tout ce temps, souffla sa mère. Il peut y avoir une raison pour cela.
Dans dâautres circonstances, Fernand aurait saisi le sous-entendu. Seul son aveuglement, au moment dâaborder le sujet de la femme de ses rêves, lâamena à réaffirmer :
â Je ne forcerai pas les choses. Mais si nos rapports demeurent aussi bons, dâici quelques semaines, je lui proposerai le mariage.
Le couple de vieux parents échangea un regard attristé. Aucun dâeux ne retrouverait son appétit. En face dâeux, leur fils, une fois lâaveu difficile formulé, paraissait disposé à affronter son souper dâune fourchette courageuse.
* * *
Le grand salon bourgeois des Dupire témoignait toujours des goûts de la fin du siècle dernier. Le papier peint montrait de lourdes fleurs rouges, les rideaux de velours cramoisi assombrissaient encore un peu plus la pièce. Quand, à dix heures, la mère se leva péniblement de son fauteuil après avoir posé sa broderie dans son panier, les deux hommes détournèrent les yeux de leur journal.
â Je vais me coucher, annonça-t-elle. Bonne nuit, Fernand.
Le garçon répondit par le même souhait alors que lâépoux précisa :
â Je te rejoins dans quelques minutes. Auparavant, je veux discuter un peu dâun contrat.
Lâhomme ramena son regard sur son fils avant de continuer :
â Passe dans mon bureau, jâaimerais te parler.
Le garçon acquiesça, puis emboîta le pas à son père, soupçonnant celui-ci de vouloir discuter dâhomme à homme de ses projets matrimoniaux. Aussi, alors quâil entrait dans la pièce de travail donnant sur la façade de la maison, il fut surpris de le voir ouvrir un petit classeur discret contenant les documents relatifs à des transactions délicates. Jusque-là , Fernand nâavait jamais été autorisé à y jeter les yeux. Les grandes chemises de format légal recelaient des secrets de famille relatifs aux élites de la Haute-Ville.
â Si tu veux lire ce contrat. Prête une attention particulière aux dates.
Le jeune notaire sâabandonna dans la lecture dâun texte riche en circonvolutions stylistiques. Le contenu sâavérait pourtant assez simple : un inconnu chargeait Thomas Picard de trouver un foyer catholique à un bébé toujours à naître. Pour éviter toute indiscrétion, le marchand verserait lui-même la petite rente destinée à pourvoir aux besoins de lâenfant jusquâà ses dix-huit ans. Au bas de la grande feuille, il reconnut la signature du voisin de la rue Scott et celle de Fulgence Létourneau.
â ⦠Câest généreux de sa part, car si lâhomme mystérieux à qui il rend service, vraisemblablement le grand-père, se dérobe à son engagement, il paiera de sa poche.
â Si tu parles sérieusement, je garderai encore quelques années la clé de ce classeur sur moi. Cela signifie que tu nâes pas prêt à partager certaines confidences.
Une pendule posée sur le manteau de la cheminée sonna la demie. La pièce de travail accueillait depuis quelques années deux lourds bureaux de chêne. Des rayonnages couraient le long des murs, alourdis par dâinnombrables gros traités de droit et quelques classiques de littérature antique ou médiévale rédigés en latin. Si la salle à manger se révélait sévère, le mot « lugubre » convenait mieux à ce cabinet.
â Tu veux dire
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