Le prix du sang
faire?
â Réfléchir.
La réponse ne satisfit pas le vieil homme. Son départ de la pièce ne sâaccompagna dâaucun souhait de bonne nuit. La chose lui paraissait impossible.
* * *
Le mois dâaoût se terminait en beauté, chaud et ensoleillé. Comme pour conjurer lâhorreur dressée à lâhorizon, la nature se rappelait aux humains, belle et douce. Pourtant, en sâengageant dans la rue de la Fabrique, Ãlisabeth remarqua lâaffluence de jeunes gens un peu trop gais, allant par petits groupes, sâinterpellant lâun lâautre dâune voix tonitruante en anglais. Tous portaient un uniforme kaki. Les dizaines de milliers de volontaires évoqués dans les journaux manifestaient leur présence dans les rues. Alors quâelle poussait la porte du commerce ALFRED, elle entendit un sifflet, puis un :
â Come with me! gouailleur, accompagné dâun bras tendu.
â Do you figure? I could be your mother.
Le grand garçon un peu éméché rougit et tourna les talons afin de retrouver la sécurité de ses camarades avinés. La femme mentait un peu : pour avoir un fils de cet âge, elle aurait du se montrer bien précoce. à lâintérieur de la boutique de vêtements, elle se dirigea vers la caisse enregistreuse afin de serrer la main de Mathieu.
â Comment allez-vous?
Devant ce garçon déjà aussi grand que la plupart des hommes faits, le tutoiement ne convenait plus guère. Il comprit tout de suite le sens de la question.
â Le plus troublant, câest que je mâattends toujours à le voir entrer pour lancer lâune de ses remarques acides sur la sottise de ses contemporains.
Elle joignit sa main gauche à la droite et retint celle du garçon.
â Avec cette guerre stupide, je devine quâil aurait beaucoup à dire. Le début des classes vous apportera sans doute une heureuse diversion. Vous commencerez la première année de philosophie?
â Oui. Vous avez raison, tous ces prêtres sauront me faire oublier un peu cet aimable anticlérical.
â Oublier? Certainement pas.
Ãlisabeth libéra la main de Mathieu et se retourna un moment vers la vitrine. Les silhouettes kaki encombraient toujours le trottoir.
â Cette présence ne doit pas être propice pour les affaires. Ils se tiennent là où des jeunes femmes sont susceptibles de se présenter.
La perspective dâaffronter le feu ennemi rendait ces jeunes gens très sensibles à tout ce qui incarnait la vie, et en particulier les jolis minois.
â Les clientes peu désireuses de se faire siffler préfèrent sans doute ajourner leurs achats. Celles qui apprécient ce genre dâattention ne comptent pas parmi les plus nanties.
â Elles sont jeunes et impressionnées par leur allure martiale.
Thomas rencontrait le même problème rue Saint-Joseph. Toute la ville apprenait à vivre avec la présence tonitruante de ces soldats.
â Heureusement, les jours de congé sont rares, conclut le garçon. Les officiers savent les occuper, la plupart du temps. Apprendre à marcher en rangs serrés ne sâacquiert pas si facilement.
Comme une cliente sâapprochait avec une paire de gants à la main, la visiteuse sâeffaça poliment. Thalie se tenait au fond du commerce, devant un immense meuble présentant une grande quantité de petits tiroirs. Sa robe noire sâornait dâun large col de dentelle blanche, une petite concession faite au grand deuil. Ses cheveux charbon sâétalaient sur ses épaules, un ruban, noir aussi, les empêchant de retomber sur ses yeux.
â Tu es ravissante, absolument ravissante, commença Ãlisabeth.
Ses lèvres se posèrent sur les joues, lâune après lâautre, alors quâelle prenait les deux mains dans les siennes. Plus pâle de teint, la jeune fille aurait rougi. Un sourire timide passa sur ses lèvres.
â Comment vas-tu?
â ⦠Bien, je pense.
Thalie ne se troublait guère de voir son père dans tous les coins du magasin, dâentendre parfois sa voix, plus souvent encore son rire sonore. Les fantômes se révélaient le plus souvent pour elle des présences rassurantes. Quant aux plus menaçants dâentre eux, elle arrivait sans trop de mal à les tenir en échec.
â Tu parais très bien,
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