Le prix du sang

que Picard serait le grand-père? balbutia le garçon.
    â€” Dès le moment de sa visite en ces murs, j’ai douté de son récit. « Le mystérieux inconnu », cela ressemble à un roman français à deux sous. Un peu plus et il me disait que le prince George avait engrossé une oiselle avant de rentrer chez lui, en 1908.
    â€” Ce qui, du temps du père de notre gracieux souverain, s’est certainement produit à chacune des visites royales au Canada, tenta Fernand pour détourner la conversation.
    â€” Donne les dates à haute voix, exigea le père, inflexible. Le garçon grimaça, puis obéit à l’injonction paternelle.
    â€” Octobre 1908.
    â€” Et le post-scriptum, au bas du document?
    â€” Mai 1909, lorsque Létourneau recevait l’enfant et le premier versement de la rente promise.
    Le vieux notaire hocha la tête, puis précisa :
    â€” J’ai sous les yeux les traces des versements subséquents apportés par Picard avec régularité. Je transmets moi-même la somme à Létourneau.
    â€” Normal, il s’y est engagé.
    Fernand relut lentement le contrat. À chaque mot, la vérité perçait son esprit comme un acide sur le métal. Le vieil homme décréta, afin de tuer tout de suite les tentatives de négation :
    â€” Début octobre : à ce moment, une jeune étourdie réalisait qu’un officier de la flotte anglaise, ou alors l’un de ces Français si charmants, lui laissait un souvenir encombrant.
    â€” De nombreuses familles ont dû faire face à une difficulté de ce genre. Toi-même, tu me l’as alors affirmé. L’histoire de Picard se révèle bien plausible.
    Le gros homme soupira et passa sa main droite sur son crâne chauve. L’entêtement de son fils le forçait à mettre des points sur les « i » après une longue carrière à évoquer à demi-mot ce genre d’indélicatesse :
    â€” Eugénie est partie en Europe fin octobre. Plus tard, sa situation serait devenue évidente.
    â€” Un voyage prévu de longue date, intervint Fernand. Elle en parlait depuis deux ans…
    â€” Puis, il y a eu cet exil dans l’État de New York avec sa belle-mère, soi-disant pour apprendre l’anglais. Je parierais sur Saratoga Springs, une ville agréable dotée de plusieurs maternités discrètes.
    â€” Voyons, ce genre de calomnie ne te ressemble pas!
    Le garçon regarda vers la porte, tenté par la fuite. Toutefois, se dérober ne changerait rien aux faits.
    â€” Tu connais des jeunes filles qui ont besoin d’une belle-mère pour apprendre une nouvelle langue? Le mieux, dans ces cas-là, est de les mettre dans une pension. Mais pour attendre un premier enfant…
    Fernand ferma les yeux. Les paroles sibyllines d’Eugénie, prononcées ces dernières semaines, lui revenaient en mémoire. Un hochement de la tête marqua sa reddition.
    â€” Létourneau a reçu l’enfant en mai, un garçon. La jeune Picard est revenue en juin, le temps de se refaire une santé et de retrouver sa taille mince, je suppose.
    Le fils rendit le contrat à son père, puis demeura longuement songeur. Le vieux notaire brisa finalement le silence d’une voix troublée :
    â€” Tôt ou tard, tu aurais lu ce document. Avec ta déclaration de ce soir, je ne pouvais te laisser dans l’ignorance plus longtemps. Tu n’avais aucun soupçon, si j’en juge par ta réaction.
    â€” Comment voulais-tu que je sache? Il lui était impossible d’aborder un pareil sujet…
    â€” Tu devais le savoir. Elle n’est plus…
    L’homme s’interrompit. Sauf en parlant de la mère de Jésus, le mot « vierge » ne franchirait pas ses lèvres. À ses yeux, aucun homme sensé et raisonnable – son fils lui semblait mériter les deux qualificatifs – ne pouvait souffrir d’être le second dans le lit de sa femme, à moins qu’il ne s’agisse d’une veuve. Et même dans ce cas, cette éventualité répugnait à beaucoup.
    Fernand s’efforça de conserver son masque d’impassibilité. Tous deux demeurèrent silencieux jusqu’à ce que la pendule sonne les onze heures.
    â€” Je vais monter, commença le père en se levant. Que comptes-tu