Le prix du sang
lâhôtesse sâétonnait de cette façon dâévoquer des projets matrimoniaux, elle nâen laissa rien paraître. Les deux femmes passèrent dans la cuisine. De la main, Ãlise vérifia la chaleur du poêle, puis saisit quelques morceaux de charbon avec une petite pelle pour les jeter dans le feu. Ensuite, elle posa une bouilloire sur lâun des ronds de fonte.
Son amie, assise à une petite table poussée contre le mur, la regardait avec des yeux écarquillés de surprise. Son étonnement sâavérait si visible que sa compagne, au moment de la rejoindre, prononça, moitié agacée, moitié amusée :
â Avant que tu poses la question, je me confesse : nous nâavons pas de bonne. Je fais moi-même les repas, le thé quand je reçois une visite, lâentretien léger de la maison. Une femme de peine vient une fois par semaine pour les tâches les plus lourdes.
â Nâest-ce pas trop⦠difficile?
â Difficile, mâoccuper de ma maison et de mes enfants?
Pas du tout. Au contraire, cela me paraît plutôt naturel.
Au petit matin, Eugénie réclamait encore lâaide dâune domestique afin de boutonner le dos de sa robe. Préparer un repas lui paraissait au-delà de ses forces⦠passer un plumeau un outrage à la dignité de toute personne bien née. Plutôt que de plaindre la pauvresse et risquer de la blesser, elle préféra changer de sujet :
â Tes enfants sont bien sages.
â Mon Dieu! Ils sont bien des choses, sauf sages. Si tu ne les entends pas, câest que ma mère est venue les chercher en matinée, comme elle le fait une fois la semaine. Cela lui permet dâapprécier encore plus sa grande maison et sa ménopause, quand elle me les ramène après quelques heures.
La jeune mère disait cela dâune voix douce, avec attendrissement, comme si ses marmots lui manquaient déjà . De petits plis à la commissure de ses yeux trahissaient des fous rires fréquents.
â Tu parais déterminée à éviter le sujet de ce fameux mariage, fit-elle.
â Il y a peu à dire. Après plusieurs visites à la maison, un nombre au moins égal de promenades bras dessus, bras dessous, le gros notaire a fait la grande demande, jâai dit « oui ».
Des yeux, elle explora la pièce, meublée plutôt modestement. Cet examen lui permit de conclure quâelle faisait une assez bonne affaire, en comparaison. Ãlise suivait sans mal le cours de ses pensées. Le sifflement de la bouilloire lui permit de dissimuler lâeffet du coup dâépingle au cÅur. Elle retrouva sa contenance en versant lâeau dans une théière de porcelaine, quâelle posa ensuite sur la table. Quand elle revint avec les tasses, elle remarqua, un peu de rancune dans la voix :
â Je ne perçois pas un grand enthousiasme chez toi.
â Après toute cette attente, je vais épouser lâhomme à qui, il y a sept ans, je refusais la permission de me visiter.
â Difficile de trouver, de la part dâun homme, la preuve dâun attachement plus sincère.
â Câest une façon généreuse de voir les choses.
Lâhôtesse versa le thé dans les tasses, ajouta du lait et du sucre dans celle de son amie.
â Deux personnes incapables de trouver mieux se retrouvent finalement ensemble afin de ne pas mourir seules, continua la visiteuse dans un souffle. Cela ferait une belle épigraphe.
Ãlise jeta un regard sur le visage dépité, pâle, de son amie. Tout dâun coup, sa petite cuisine, toute sa modeste maison en fait, prit des allures de palais.
â Dans une certaine mesure, nâest-ce pas notre lot à toutes? Nous attendons sagement quâun garçon se manifeste. Tout au plus, nous pouvons présenter un visage réprobateur aux moins convenables, le temps quâils se lassent de nous visiter.
â Tu as fait cela avec le pharmacien Brunet.
â Câest vrai. Toutefois, même si jâavais gardé le même sourire, rien ne prouve quâil aurait continué à me courtiser. Dans ce processus, nous avons la liberté de sourire ou de faire grise mine. Les hommes conservent seuls lâinitiative de choisir : le prétendant dâabord, le père ensuite.
â Tu veux dire que toi aussiâ¦
Eugénie
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