Le prix du sang
Contrairement à toutes ses voisines, sa présence protectrice sâexercerait encore après le mariage de son fils unique. Elle rompit un silence gêné pour conclure :
â Comme vous le voyez, vous occuperez le côté gauche de lâétage et mon mari et moi, le côté droit⦠Bon, je vais vous laisser.
Péniblement, elle sâengagea à nouveau dans lâescalier. Fernand, silencieux jusque-là , demanda, un peu inquiet :
â Jâespère que tout cela est vraiment à ta convenance. Selon Ãdouard, les meubles et le papier peint sont de la dernière mode.
Ainsi, le chef de rayon de chez Picard sâétait métamorphosé en conseiller en décoration. Les Dupire avaient probablement bénéficié du prix de gros, en plus de ses judicieux conseils.
â Tout est absolument parfait.
Le manque dâenthousiasme dans son ton contredisait un peu son affirmation. Cela pouvait tenir à la fatigue du voyage.
â Nous allons défaire les bagagesâ¦
â Laisse, je vais mâen occuper avec Jeanne. Le travail sâest sans doute accumulé sur ton bureau, ton père souhaite certainement sâentretenir avec toi.
Fernand marqua une hésitation, puis descendit lâescalier avec un sourire contraint. Un instant plus tard, la jeune épouse posait lâune des valises sur le lit, lâouvrait et tendait lâun après lâautre les vêtements à la domestique. Celle-ci les pendait dans la garde-robe ou les rangeait dans la commode. Après un moment, elle répéta la question posée précédemment :
â Vous avez fait un bon voyage?
Le fait dâêtre entre elles autorisait plus de franchise.
â Je ne suis pas très entichée des grandes villes. New York est immense, sale et bruyante.
La question, posée à une jeune mariée, pouvait entraîner des confidences dâun autre ordre. Eugénie nâentendait certes pas se livrer à une domestique⦠ou à quiconque, dâailleurs. Pour rompre le silence devenu trop lourd, elle aussi demanda bientôt :
â Et toi, tu apprécies vraiment ta nouvelle demeure?
â Autant que lâancienne, je suppose.
Cette réponse pouvait sâinterpréter de diverses manières. En réalité, Jeanne constatait que la vieille domestique des Dupire entendait défendre son statut bec et ongles. La nouvelle venue hériterait donc dâune bien petite tâche. Excepté les pièces dévolues au jeune couple et sa chambre sous les combles, la grande maison demeurerait un territoire interdit.
Une fois les vêtements encore propres rangés et les autres placés dans le panier à lessive, Eugénie se retira dans son petit salon. Du fauteuil, elle contempla longuement la rue Scott. Quand Fernand vint la chercher pour le souper, il la trouva endormie.
Le repas se déroula lentement, entre des personnes qui prenaient très au sérieux chacune des bouchées avalées. Les deux hommes échangeaient des paroles sibyllines sur les derniers contrats rédigés alors que la belle-mère sâinformait auprès de sa bru des grandeurs et des misères de New York sans sâintéresser le moins du monde aux réponses.
â Vous vous joindrez à nous ce soir? demanda-t-elle au moment de quitter la table.
â Bien sûr, maman, la rassura le gros garçon.
Le petit salon à lâétage permettrait à la nouvelle venue de se terrer toute la journée, mais ses soirées appartiendraient aux Dupire. Pendant une heure, la conversation sâenlisa dans les commérages sur les voisins. Puis, une idée vint à la vieille dame :
â Ma chère enfant, vous avez certainement appris à jouer du piano, chez les ursulines.
â Je nâai jamais été très bonne.
â Vous êtes certainement meilleure que moi. à cause de mon arthrite, je nâai pas touché à ce clavier depuis des années.
Des yeux, elle regardait le piano droit placé contre le mur. Mieux valait délier ses doigts et faire les frais du divertissement, comprit Eugénie. Après tout, cela la dispenserait de participer à des conversations déjà répétitives.
Vers dix heures, dans la chambre conjugale, le manège maintenant vieux dâune semaine se répéta de nouveau. à présent, Fernand arrivait Ã
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