Le prix du sang
silencieux. Chez les Dupire, lâabsence de tout bruit était simplement plus oppressante. Cela tenait peut-être au décor austère, aux conversations ennuyeuses ou à la rareté des éclats de rire. Les paroles sourdes du jour donnaient aux silences du crépuscule une curieuse densité.
Fernand comprit parfaitement et prononça, une certaine compassion dans la voix :
â Vous nâêtes pas heureuse, ici.
Un peu plus, et il ajoutait : « Moi non plus. »
â Câest mon travail, je nâai guère le choix. Puis, honnêtement, sous ce toit, jâai peu à faire.
Cela nâallégeait pas son ennui. Au moins, elle ne songeait pas à le nier. Lâobscurité et ce gros homme en peignoir donnaient une curieuse intimité à la conversation.
â Vous nâavez jamais occupé un autre genre dâemploi?
â Je ne sais rien faire dâautre. Vous vous souvenez certainement, je suis arrivée chez les Picard toute jeune, maigre et timide comme une souris. Mes gages, payés directement à mon père, devaient permettre à mes frères et sÅurs de survivre à lâhiver. La situation nâa pas changé.
Dans lâobscurité, lâhomme sourit. Elle ne ressemblait guère à la gamine efflanquée de 1907. Elle présentait les formes dâune jolie femme. Le contact quotidien dâÃlisabeth, et même dâEugénie, lui avait donné un vocabulaire adéquat tout en débarrassant sa voix de lâaccent de Charlevoix.
â Pensez-vous à nous quitter aussi, afin de travailler dans une usine de munitions?
à peu de distance de la rue Scott, sur les plaines dâAbraham, la manufacture de fusils Ross fonctionnait à plein régime. Il en était de même de lâArsenal, à lâintérieur des murs de la ville. Des centaines de jeunes filles trouvaient dans ces endroits un emploi raisonnablement payé.
â Ma mère disait justement ce soir au souper, continua lâhomme, que de nombreuses domestiques ont quitté les domiciles de nos voisins. Elles préféreraient ce genre de travail.
Le motif de ce choix tenait moins au meilleur salaire quâà la liberté dont bénéficiaient les ouvrières des manufactures : après dix ou onze heures par jour dâun travail harassant, au moins, elles ne devaient pas accourir en soirée au moindre tintement dâune clochette dâargent.
â Pour avoir les contremaîtres après moi? Je ne crois pas que jây gagnerais.
Cela aussi faisait partie du lot quotidien des ouvrières. Sur ce front, les hommes de la famille Dupire ne paraissaient pas présenter une bien grande menace. Fernand se troubla un peu à lâallusion, au point de poser son verre vide sur une table basse et de dire en se levant :
â Comme vous connaissez maintenant mes insomnies chroniques, vous pourrez toujours venir partager les vôtres avec moi, si vous en avez le goût. Bonne nuit, Jeanne.
â ⦠Bonne nuit, monsieur, murmura-t-elle, troublée par lâinvitation.
Un peu plus tard, le notaire retrouva son épouse, cette fois réellement endormie. Ãtendue sur le dos tout près dâelle, soucieux toutefois de ne pas lui toucher, et un peu anesthésié par lâalcool, il attendit patiemment la venue du sommeil.
8
Pendant toute lâannée 1915, la population de Québec sâalimenta aux journaux pour obtenir des nouvelles du grand conflit ensanglantant lâEurope. Les Canadiens anglais montraient toujours un enthousiasme indéfectible, leurs garçons sâenrôlaient maintenant par centaines de milliers pour voler au secours de la mère patrie. Les Canadiens français demeuraient très peu nombreux à le faire.
â Les chiffres qui commencent à circuler à ce propos indiquent que nous sommes cinq fois moins nombreux à nous enrôler, expliquait Mathieu.
Thalie et lui se tenaient au milieu de la grande salle de lâAuditorium de Québec. En ce 15 janvier 1916, plus de mille deux cents personnes sây entassaient. Les ors des murs et les plafonds richement décorés fournissaient un cadre bien trop joyeux à cette foule inquiète, tendue.
â Câest pour cela que partout au pays, on nous accuse de lâcheté, commenta lâadolescente.
Du haut de sa petite taille et de ses presque
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