Le prix du sang
fois en chauffeur de maître afin de conduire les nouveaux mariés à la gare. Soucieux de jouer son rôle jusquâau bout, il insista pour porter lui-même les deux valises sur le quai. Devant la porte dâun wagon de première classe, Fernand déclara :
â Nous pouvons nous débrouiller, maintenant.
â Je peux les placer dans le compartimentâ¦
Le jeune homme hésita, posa finalement les bagages par terre et tendit la main pour prononcer dâune voix émue :
â Je te souhaite bonne chance. Sincèrement.
Le nouveau marié accepta de la serrer et répondit :
â Je te remercie, Ãdouard.
Puis, le frère et la sÅur échangèrent un regard interminable. à la fin, mal à lâaise, Fernand sâempara des deux valises en disant :
â Bon, je comprends. Je vous laisse à votre tête-à -tête fraternel.
Un moment plus tard, il disparut dans le grand wagon. Le silence se prolongea un peu, puis Ãdouard murmura :
â Jâespère que tu seras heureuse.
â Je ne suis pas certaine dâavoir une bien grande aptitude pour le bonheur.
â ⦠Cela sâapprend peut-être.
Elle détourna les yeux un moment et porta le bout de ses doigts gantés sous ses yeux pour effacer ses larmes. Son frère lâattira maladroitement contre lui et souffla dans son oreille :
â Jâai peur que cette nouvelle trouvaille pour quitter la maison te fasse aussi mal que la première.
â Cela ne pouvait plus durer, tu le sais aussi bien que moi. Malgré ce que tu mâas confié alors⦠elle me paraît toujours responsable.
Au moins, Eugénie ne portait plus dâaccusation de meurtre. Tout au plus, dans son esprit tourmenté, elle sâimaginait que lâidylle entre son père et la préceptrice avait hâté le délabrement de la santé de sa mère.
â Mais tu ne lâaimes pas, continua Ãdouard en se reculant afin de voir ses yeux.
â Il mâaime pour deux.
Le jeune homme trouva inutile de donner son opinion sur ce genre de mathématique. Les mains posées de part et dâautre du petit visage, il donna une première bise sur la joue gauche.
â Tâche dâêtre au moins un peu heureuse, petite impératrice.
Puis, ses lèvres se posèrent légèrement sur la joue droite.
* * *
Dans la bonne société, le voyage de noces sâimposait dans les usages. Les mieux nantis sâembarquaient vers lâEurope. Fernand Dupire pouvait sâautoriser une dépense aussi somptuaire⦠quoique cela lui paraissait une façon bien imprudente de gaspiller de lâargent. Toutefois, la guerre rendait impossible un projet de ce genre. Quelques jours à New York, espérait-il, favoriserait tout autant un passage harmonieux de la vie de célibataire à celle dâhomme marié.
Plutôt que de passer sa nuit de noces dans le cadre étroit dâune cabine de wagon-lit, la corpulence de lâhomme rendant lâexercice difficile, le couple se retrouva au Château Windsor , à Montréal, en milieu de soirée. Quand, au comptoir, le commis trouva la réservation au nom de Mr. and Mrs. Dupire
â sa prononciation permettait à peine de reconnaître le patronyme â Eugénie eut une crampe à lâestomac.
Dans la chambre, les valises à peine posées sur un banc prévu à cet effet, le jeune mariée commença par proposer :
â Descendons à la salle à manger. Il est un peu tard pour souper, mais on pourra nous servir quelque chose de léger.
â Après cette journée, je nâai pas très faim.
Elle se retint de lui proposer dây aller seul. Lâépousée ne pouvait se dérober à son premier repas en tête-à -tête avec lâélu de son cÅur, de cela elle était certaine.
â Mais si tu veux faire monter un repas à la chambre, jâaccepterais un potage.
La gêne affichée depuis le matin ne sâestompait pas. Leur premier baiser, très chaste, remontait à un peu moins dâun mois. Les suivants nâavaient donné lieu à aucun débordement de passion. Puis, tout dâun coup, la simple bénédiction dâun curé les autorisait à se retrouver sans transition dans une chambre à coucher. Au moment de décrocher le téléphone afin de
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