Le prix du sang
responsabilité canadienne-française. Les discours dâArmand Lavergne attiraient des accusations de sédition, parfois de trahison. Les milieux orangistes, familiers avec un racisme agressif dirigé contre les catholiques, excitaient les passions en évoquant le peloton dâexécution ou lâéchafaud pour le député de Montmagny. Certains ne faisaient pas dans le détail et promettait ce sort à toute la communauté francophone.
â Je suppose que lâon trouvera les coupables bien vite, affirma lâadolescente pour se faire rassurante. Après tout, Ottawa nâest pas une si grande ville. Les espions nây passent sans doute pas inaperçus.
â Ces gens sây connaissent, Thalia. Ils apprennent à parler anglais sans accent, changent leur nomâ¦, poursuivit sa compagne sur le ton de la confidence.
Son interlocutrice correspondait de mieux en mieux à cette description, avec son prénom modifié et sa lenteur de débit à peine perceptible dans lâautre langue. La prononciation ne la distinguait plus guère des autres écolières.
â Selon mon père, continuait lâautre, un événement de ce genre risque de faire chuter les cours de la Bourse. Si maintenant même le Canada ne se trouve plus à lâabri des attaques ennemiesâ¦
Cela paraissait peu plausible. Les commandes militaires, ainsi que la demande accrue en Europe pour les produits de première nécessité, enrichissaient les entrepreneurs et les commerçants. Le tout sâaccompagnait aussi dâune hausse vertigineuse des prix, susceptible de faire grincer des dents les travailleurs. Si lâon arrivait à faire abstraction quâil sâagissait dâabord et avant tout dâun massacre aveugle de jeunes vies humaines, la guerre paraissait une bonne affaire.
Les jeunes filles retrouvèrent leurs compagnes dans la classe. Le nombre du groupe, avec dix-huit élèves, favorisait les apprentissages. Thalie sâinstalla à sa place habituelle, au premier rang, et sortit ses livres de son sac de toile. Lâincendie dâOttawa était commenté par toutes ses camarades. Lâarrivée de lâinstitutrice fit à peine diminuer le niveau sonore, tellement que cette dernière dut saisir lâune des brosses sur le bord du tableau pour en frapper lâangle de bois sur la surface noire. Le « toc, toc, toc » ramena un peu de calme.
â Mesdemoiselles, jâai entendu dans le corridor les histoires les plus rocambolesques. Vous savez tout comme moi que tous les édifices publics, à Ottawa comme à Montréal et Québec, sont surveillés en permanence par des militaires depuis le mois dâaoût 1914. Depuis, combien a-t-on signalé dâattentats au pays?
Dix-huit paires dâyeux se posèrent sur la femme replète âgée dâune cinquantaine dâannée.
â Aucunâ¦, répondit bientôt lâune des élèves.
â Tout de même, risqua une autre, plusieurs accidents demeurent inexpliqués.
â Sont-ils plus nombreux quâavant le déclenchement des hostilités?
Chez les opposants à lâinstruction des filles, plusieurs prétendaient que le sexe faible préférait les fables les plus fantaisistes aux explications reposant sur un examen méthodique des faits. Cette enseignante nâentendait certainement pas laisser ses élèves tomber dans ce piège.
â ⦠Il faut toujours une première fois, sâaventura la rousse. Selon mon pèreâ¦
â Nous ferons le point sur les découvertes des personnes chargées de lâenquête lundi prochain. Découpez les articles pertinents des journaux, nous les regarderons ensemble. En attendant, dans notre pays, au moment des grands froids de février, les appareils de chauffage mettent souvent le feu à de vieux édifices. Alors, nous allons réfréner notre appétit pour les histoires dâespionnage pendant quelques jours. Maintenant, qui parmi vous peut me nommer les nombreuses épouses de Henry VIII et les causes de leur décès?
Quelques doigts se levèrent timidement.
â Thalia, commencez avec la première dâentre elles.
* * *
De lâhistoire à la géographie, en passant par les mathématiques, la matinée sâécoula bien vite. Le temps consenti pour le dîner
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