Le prix du secret
d’abord en français, puis en anglais, surmontant la barrière du langage avec l’aisance née d’une longue pratique.
— Je pensais emprunter la même route qu’à l’aller et voyager vers le nord jusqu’à la mer Caspienne, puis, par le fleuve, jusqu’à Moscou. Ensuite, je serais remonté jusqu’à Archangel 6 pour contourner la côte norvégienne avant l’hiver, où les mers sont gelées. Je ne sais si ces noms vous sont familiers…
— Oui, pour la plupart, répondit Charpentier. Les marchands s’arrêtent souvent dans mon auberge.
Il semblait prêt à écouter, malgré d’évidentes réserves.
— Du vivant de mon premier époux, dis-je de mon côté, nous habitions à Anvers, où il était employé par Sir Thomas Gresham. Nous évoquions souvent les voyages des marchands et des explorateurs. Élisabeth s’intéresse aussi à de tels sujets. Je comprends donc très bien.
Ryder acquiesça de même que Brockley, toujours bien informé. Jenkinson en parut heureux.
— Bon ! Cela facilitera mes explications. J’avais réussi à obtenir audience auprès du Schah et je l’avais trouvé disposé à conclure un traité commercial avec l’Angleterre, malgré les protestations des émissaires turcs et vénitiens. Ceux-ci parurent céder avec grâce une fois l’accord signé, mais quittèrent la Perse de façon assez subite, ce qui ne fut pas sans me troubler. Je songeai qu’ils étaient partis consulter leurs supérieurs à Venise, ou à Istanbul – c’eût été plus près. J’aurais dû me fier à mon instinct et partir sur-le-champ, mais je voulais acquérir un premier chargement de marchandises, et je tenais à inspecter les ateliers d’étoffes et de bijoux. Imprudemment, je m’attardai, prévoyant de repartir vers le nord avant Noël et d’atteindre la Russie au printemps – vu le rythme d’une caravane. J’aurais alors contourné la Norvège en été.
« Toutefois, je partis trop tard. Nous affrétâmes deux vaisseaux pour traverser la Caspienne, mais, à mi-chemin, nous fûmes attaqués par des pirates – du moins, nous le crûmes tout d’abord. Nous eûmes le dessus et fîmes un prisonnier, qui nous livra des informations intéressantes. Ce n’était pas un pirate au sens habituel du terme. En fait, les marchands vénitiens et turcs, plus particulièrement un groupe qui se fait appeler les Lions levantins, avaient décidé de ne pas me laisser regagner l’Angleterre avec mon traité. J’avais déjà entendu parler d’eux : ils ont la réputation d’être impitoyables. D’après notre captif, j’en avais toute une troupe à mes trousses. Ses comparses et lui étaient à leur solde.
Nul ne s’enquit du sort ultime du prisonnier. Malgré son charme naturel, Jenkinson montrait une main de fer dans un gant de velours.
Il avait aussi une voix sonore et harmonieuse, une présence qui lui valait de captiver l’auditoire le plus réticent.
— Et ensuite ? interrogea Charpentier, tout las et furieux qu’il était.
— Je consultai mes hommes, et nous décidâmes de brouiller les pistes en nous séparant. Je détenais deux copies signées du traité. Changeant de cap, nous parvînmes dans un petit port où nous embauchâmes des hommes supplémentaires pour protéger le groupe principal et la caravane de marchandises, que j’envoyai sur la route prévue, sous la direction d’un homme de confiance, muni d’un des exemplaires du traité. Je conservai le second sur moi. Avec trois compagnons, je repris donc le chemin du retour par un itinéraire très différent.
Il marqua une pause et sourit d’un air à la fois rusé et malicieux. Avec une stupeur mêlée d’admiration, je pressentis ce qui allait venir.
— Je résolus, dit-il, que le parti le plus sûr était aussi le plus inattendu. Les Lions levantins représentant les intérêts des Ottomans et de Venise, ils ne m’attendraient pas là-bas. Je réservai donc un passage pour Istanbul.
Nous contemplions, fascinés, cet aventurier insouciant dont l’idée, pour éviter des ennemis dangereux et bien organisés, était de passer au cœur de leur territoire.
— Au lieu d’Anthony, ne devriez-vous pas plutôt vous prénommer Daniel ? remarquai-je.
Jenkinson sourit à nouveau.
— Peut-être, car je crois qu’en effet quelqu’un me reconnut. Les marchands vont partout. Les grandes foires les attirent de leurs contrées lointaines. Je puis dire que dans chaque cité d’Europe ou du Levant, il
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