Le prix du secret
puisqu’ils avaient été trois à s’échapper, à Rome. Mais nous avions apparemment toute une meute après nous. Je craignis que notre trace fût trop facile à retrouver si nous étions retenus à Marseille lors d’une enquête. Nous devions agir vite.
— En quoi faisant ? s’enquit Charpentier.
— En prenant la poudre d’escampette, bien sûr ! répondit Jenkinson.
Il ressemblait au maître déplorant l’incapacité d’un élève à effectuer une simple addition. Deux et deux font quatre, mon garçon. Et si d’aventure, couchant dans une auberge, vous estoquez deux intrus à minuit et préférez éviter toute question, vous filez au clair de lune, sans bruit. Quoi d’autre ?
— Une fois vêtus, poursuivit le marchand, nous déposâmes les corps dans le grand lit que nous avions partagé, et sur une table, assez d’argent pour payer notre nuit. Puis, passant par la fenêtre, nous descendîmes grâce à la vigne vierge qui poussait fort opportunément sur le mur. Nous attendîmes, cachés, le point du jour, avant de louer des chevaux et de quitter Marseille. Le pays étant en proie à des troubles, nul ne nous poursuivit ou, du moins, ne nous rattrapa.
— Et depuis ? demanda Ryder.
— Depuis ? Nous traversons la France, par des chemins détournés. Mais nous n’avons pas été assez prudents, puisque deux Lions nous ont rattrapés la nuit dernière. Le plus âgé se nommait Silvius Portinari. C’était un marchand vénitien de renom, spécialisé dans les tapis persans, et je suis surpris qu’il m’ait poursuivi en personne. Je pense que l’autre était le troisième assaillant qui nous a échappé à Rome – il avait l’air turc.
— En tout cas, ils ne nuiront plus, observa Brockley.
— Mais d’autres suivront, répliqua Jenkinson. Mon prisonnier de la mer Caspienne m’a révélé, à son corps défendant, comment les Lions opèrent. Tous ces riches marchands disposent de quelques brutes qu’ils envoient occire les trublions de mon espèce. Je suppose que Portinari devait me désigner pour cible, puisque lui et moi nous connaissions de vue. Il n’avait pas l’intention de prêter la main à mon assassinat, toutefois il ne lui restait plus qu’un tueur et il ne voulait pas attendre les renforts, au cas où je lui échapperais. Pourtant je crois que ces renforts sont en chemin.
« J’ai la réputation d’être un formidable adversaire, déclara Jenkinson sans vanité, comme il eût remarqué que l’on connaissait son goût pour les coings ou son talent à l’épinette – une simple évidence. Une seconde vague d’assassins arrive, pour disposer de moi dans l’éventualité où j’aurais réchappé à la première, ce qui est le cas. Il leur fallait le temps de rassembler les forces nécessaires. Avec de la chance, ajouta-t-il, un sourire aux lèvres, j’aurai détourné l’attention du convoi de marchandises que j’ai envoyé à travers la Russie. Mes ennemis n’ont pas idée qu’il existe un second exemplaire du traité. Ils veulent mon sang, à moi, l’instigateur de cet accord insultant. Mais je suis déterminé à survivre et à remettre mon traité à Sa Majesté en personne.
Je le crus sur parole.
Charpentier se gratta la tête, à demi convaincu. Mais quand il fit venir les Dodd et Searle, leur indignation face à ses accusations acheva de le persuader qu’ils disaient vrai et que l’explication de Jenkinson était la bonne. Dick Dodd avait une coupure au bras gauche, qu’il avait pansé à l’aide d’un bout de chemise déchirée. Jenkinson sortit des baumes et des bandages de ses bagages et je soignai la blessure. Pendant ce temps, Dick, encore ulcéré, pesta en des termes si vigoureux, pour une fois, que je ne pus les traduire à Charpentier.
Jenkinson était en possession d’une importante somme d’argent et se montra disposé à dédommager l’aubergiste sur-le-champ, et à régler l’enterrement des deux cadavres qui gisaient encore dans la cour.
L’argent, dit-on, a une voix éloquente. Elle le fut certainement pour Charpentier, qui regarda les pièces d’or et céda après une infime tentative de marchandage. Avec bonne humeur, Jenkinson augmenta un peu son offre. Charpentier convint que l’incendie n’avait été allumé ni par mes gens ni par des huguenots, et accepta de nous laisser partir. Je crois néanmoins que la majorité des habitants de Saint-Marc avaient la certitude que les protestants étaient les
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