Le quatrième cavalier
Danes fuiront.
— Tu as rêvé cela ? demandai-je.
— Je l’ai rêvé.
— Alors c’est vrai ?
— C’est la destinée, dit-elle.
Je la crus. Au même instant, le fond de la barque racla le
sable du rivage.
Il faisait nuit noire. Grâce aux feux allumés pour fumer les
poissons, nous retrouvâmes la cabane d’Elwide, faite de pieux d’aulne et d’un
toit de roseaux. J’avisai Alfred fixant la cheminée d’un air absent. Elwide, deux
soldats et le villageois écorchaient des anguilles à l’autre bout de la cabane,
tandis que trois de ses enfants tressaient des nasses et que le quatrième
vidait une perche.
Je m’accroupis auprès du feu pour réchauffer mes jambes
gelées. Alfred cligna des paupières, comme surpris de me voir.
— Les Danes ? interrogea-t-il.
— Partis dans les terres. Ils ont laissé un peu plus de
soixante hommes pour garder les navires.
— Il y a à manger, dit Alfred.
— Tant mieux, nous mourons de faim.
— Non, dans les marais. Assez pour nourrir une armée. Nous
pouvons les attaquer, Uhtred, après avoir rassemblé assez d’hommes. Mais cela
ne suffira point. J’ai réfléchi, toute la journée. Je ne fuirai point, déclara-t-il,
résolu. Je n’irai point en Franquie.
— Tant mieux, répondis-je, tellement gelé que je l’écoutais
à peine.
Dans l’âtre, des galettes d’avoine commençaient à noircir.
— Nous allons rester ici, lever une armée et reprendre
le Wessex. Le problème est que je ne puis me permettre de mener une petite
guerre. (Je ne voyais pas quelle autre guerre il aurait pu mener, mais je ne
dis rien.) Plus longtemps les Danes resteront ici, plus forte sera leur emprise.
Les gens commenceront à prêter allégeance à Guthrum, et je ne puis le permettre.
— Non, seigneur.
— Il faut donc les vaincre. Pas les battre, Uhtred, les
vaincre !
Je pensai au rêve d’Iseult sans piper mot. Puis je me
rappelai qu’Alfred avait fait la paix avec les Danes au lieu de les combattre, mais
je restai coi.
— Au printemps, continua-t-il, de nouveaux soldats se
répandront dans le Wessex. Nous devons donc faire deux choses, songea-t-il à
haute voix. D’abord, nous devons les empêcher de disperser leurs armées. Ils
doivent nous combattre ici. Ils doivent être tous réunis pour ne pas pouvoir
lancer des expéditions dans tout le pays et prendre des terres.
C’était bien pensé. Pour le moment, d’après ce que nous
savions, les Danes lançaient des expéditions dans tout le Wessex. Ils allaient
vite, pillant tout ce qu’ils pouvaient. Dans quelques semaines, ils
commenceraient à chercher à s’installer. En les forçant à se concentrer sur le
marais, Alfred espérait les en empêcher.
— Et pendant qu’ils nous surveilleront, dit-il, la fyrd devra être réunie.
Je le dévisageai. Je pensais qu’il resterait dans le marais
jusqu’à ce que les Danes nous submergent ou que nous ayons regagné assez de
force pour reconquérir un comté, puis un autre. Cela aurait pris des années. Mais
sa vision était plus ambitieuse. Il voulait assembler l’armée du Wessex sous le
nez des Danes et tout reprendre d’un seul coup. C’était un coup de dé, et il
avait décidé de tout miser sur un seul lancer.
— Nous devrons leur offrir une grandiose bataille, assura-t-il
d’un ton lugubre. Et avec l’aide de Dieu, nous les anéantirons.
Un cri jaillit soudain. Alfred, comme tiré d’une rêverie, leva
les yeux, trop tard ! Elwide était déjà sur lui, furieuse :
— Vous avez laissé brûler les galettes d’avoine ! Je
vous avais demandé de les surveiller ! hurla-t-elle avant de lui flanquer
un soufflet avec l’anguille qu’elle tenait à la main.
Le coup fut assez violent pour renverser Alfred. Les deux
soldats bondirent en prenant leurs épées, mais je leur fis signe de se calmer
tandis qu’Elwide retirait les galettes brûlées. Alfred était resté allongé. Je
crus qu’il pleurait ; en réalité, il était en proie à un fou rire. Je ne l’avais
jamais vu aussi heureux. Car il avait un plan pour reconquérir son royaume.
La garnison d’Æthelingæg comptait maintenant soixante-treize
hommes. Alfred s’y installa avec sa famille et envoya à Brant six des hommes de
Leofric, armés de haches, avec l’ordre d’y bâtir un fanal. Il était calme et
sûr de lui, désormais, et la panique désespérée des premières semaines de
janvier avait été balayée par la foi irraisonnée de
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