Le règne des lions
en entrée, puis ce furent des quartiers d’agneau aigre-doux parfumés de cannelle et de gingembre, des cygnes farcis aux raisins secs, une mijotée d’œufs de caille, des naves au miel et aux épices, des flans au lait d’amande et, en yssue de table, toute une série d’oublies, mestiers, et gros bâtons que pas moins de douze oublieurs firent cuire entre deux fers.
Les entremets nous régalèrent de pitreries et de vieilles comptines comiques jusqu’à la nuit tombée.
C’est alors que Renaud de Comwall nous invita à gagner le jardin. Le feu de la Saint-Jean y dardait ses flammes, laissant quelques-unes d’entre elles s’effilocher dans un crépitement avant de s’envoler puis de s’éteindre tout à fait. La nuit, splendide, déployait son mantel d’étoiles au-dessus de nos têtes, malgré l’intense lueur du brasier. Même le vent, qui, jusque-là, avait hurlé sur le tertre, s’était tu. Comme s’il avait voulu lui aussi entendre Geoffroy de Monmouth lire devant tous et d’une voix forte des passages de son Historia regum Britanniae. Cet hommage au roi Arthur, sir Renaud l’avait voulu complet. Vêtus comme dans le roman et chargés de falots, des personnages promenèrent soudain leurs silhouettes fantomatiques aux fenêtres du dernier étage du donjon, tandis qu’éclatait à nos narines le parfum poivré de la menthe sauvage foulée par nos pieds. Soudain, mon cœur s’emballa dans ma poitrine. Il était là. Merlin. Accoudé à l’une d’elles, réjoui de cette assemblée qui perpétuerait longtemps la mémoire de cette terre enchantée. Il disparut presque aussitôt. Trop tôt, me laissant entre le rêve et la réalité. Pourtant, lorsque Guenièvre et Aude lui succédèrent, je poussai un petit cri de surprise. Une fraction de seconde, leurs sourires mêlés. Elles s’évanouirent dans l’obscurité. Jaufré se pencha à mon oreille.
— L’emperesse disait vrai. Eloïn sera tout son portrait.
Mon cœur enfla d’émotion. Il les avait vues lui aussi. Autour de nous on riait, tremblait à l’évocation des joutes et des dames à la beauté sans pareille, sans savoir que deux d’entre elles étaient resurgies du néant pour me saluer.
Le lendemain vit accourir la fine fleur de la chevalerie anglaise avec ses équipages et ses fringants destriers. Un grand tournoi était prévu sur la frange côtière, là où s’élèverait quelques mois plus tard une autre aile du château. Pour l’heure, le chantier ayant à peine été implanté, l’espace offrait une belle surface pour que les seigneurs puissent s’affronter. Toute la matinée occupa la valetaille à dresser les échafauds et à baliser les lices de ballots de paille, tandis que nous poursuivions par petits groupes et de manière informelle notre visite du site. Il était loin de nous avoir, la veille, livré toutes ses curiosités. Aidée de Geoffroy de Monmouth et du jeune Chrétien de Troyes qui buvait le moindre de ses mots, je descendis avec Jaufré les marches érodées qui menaient à la grotte. L’attraction particulière qu’elle provoquait en moi me fit ignorer l’inquiétude de sir Renaud quant aux probables éboulis. Pourtant, à plusieurs reprises, face à l’ardoise dont des plaques entières s’étaient détachées, je manquai rebrousser chemin. Si Geoffroy de Monmouth ne m’avait précédée, affirmant qu’il avait lui-même tâté le terrain quelques mois plus tôt, sans doute eussé-je laissé ma raison l’emporter. Je ne fus pas déçue, pourtant. Sous une grève étroite ceinturée par la roche, la petite anse était un véritable refuge pour les oiseaux. S’il était difficile de les voir de plus haut, il nous suffit cette fois de balayer les parois de nos regards protégés par nos mains en visière pour découvrir des nids en chaque anfractuosité. La grotte elle-même n’était qu’une arche de pierre, au sol rendu irrégulier par des rochers affleurants. Aux grandes marées, elle disparaissait. Pour l’heure, seul le sable mouillé, quelques algues et une forte odeur marine révélaient encore que la nuit précédente l’avait bassinée.
— Approchez, dame Loanna. C’est ici…
Je cherchai des yeux Geoffroy qui s’y était enfoncé de plusieurs toises. La pénombre estompait le plombant de la muraille naturelle où je le devinai. Demeurés dehors, comme si une main invisible leur avait interdit d’entrer, Jaufré et Chrétien de Troyes discutaient plaisamment,
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