Le retour
le vendeur, à l'affût de sa première
vente de la journée.
- C'est ben beau,
mais c'est pas mal cher, répondit la mère de famille en déposant l'assiette sur
la table.
- Voyons donc,
madame. C'est pas cher! s'exclama l'homme dont le noeud papillon vert s'était
légèrement déplacé. Songez au plaisir d'avoir quelque chose de neuf dans vos
armoires. Vous avez des enfants?
- Oui.
- Pensez que vous
allez même pouvoir leur léguer ce set de vaisselle là quand vous mourrez. Il va
encore être comme neuf.
- Ça, c'est vous
qui le dites, rétorqua Laurette que l'évocation de sa mort rendait toujours mal
à l'aise.
- Je vous le
garantis.
Laurette le salua
d'un coup de tête et céda sa place à des clientes qui n'attendaient que
l'occasion de palper le nouveau produit. Elle s'esquiva discrètement et sortit
du magasin. Elle se remit lentement en marche en examinant les vitrines des
divers magasins devant lesquels elle passait.
Elle constatait
avec plaisir que les étalagistes avaient procédé à d'importants changements
depuis la fin février.
Dans de
nombreuses vitrines, les mannequins portaient déjà des vêtements d'été.
En cette fin
d'avant-midi, un léger vent d'ouest chassait de petits nuages et l'air était
devenu assez chaud pour que beaucoup de passants sentent le besoin de
déboutonner leur manteau. La circulation sur la rue Sainte-Catherine était plus
dense à l'approche de l'heure du dîner. Laurette
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sursauta
légèrement quand un tramway s'arrêta en grinçant au coin de la rue Amherst, à
quelques pieds de l'endroit où elle se trouvait. Depuis qu'elle avait quitté le
magasin Greenberg, elle n'avait cessé de songer à l'ensemble de vaisselle
pastel. Elle l'imaginait sur sa table de cuisine. Elle entendait déjà les
"oh!" admiratifs de Colombe et de sa mère. Pour une fois, elle
posséderait quelque chose que les
Nadeau n'avaient
pas.
- Presque trente
piastres! dit-elle à mi-voix. Il faudrait être folle pour dépenser autant pour
de la vaisselle. Mes armoires sont pleines déjà. Qu'est-ce que je ferais de ça?
Tout en marchant
en direction de la rue Saint-André, ses pensées ne cessaient de revenir vers
cette vaisselle.
- Il me semble que
le manger doit être meilleur là-
dedans! dit-elle
à voix haute.
Un passant lui
jeta un regard inquiet et fit un écart involontaire en l'entendant se parler
seule. Elle lui jeta un coup d'oeil mauvais.
- Si je continue
à me parler toute seule, se dit-elle, je vais passer pour être folle à
enfermer.
Finalement, la
faim et l'envie de fumer la poussèrent à traverser la rue et à entrer dans son
restaurant préféré. Dès son entrée, elle repéra une table libre et y déposa son
sac à main avant d'enlever son manteau qu'elle laissa tomber sur la banquette
en moleskine orangée.
Elle venait à
peine de s'asseoir et de retirer subrepticement ses souliers sous la table
quand la serveuse arriva près d'elle. La jeune femme lui tendit un menu.
Laurette le repoussa de la main. Elle se contenta de lui dire sur un ton
décidé:
- C'est pas
nécessaire. Apportez-moi un Coke, un club sandwich et un sundae au chocolat.
Elle alluma
ensuite une cigarette avec l'espoir d'avoir le temps de la fumer en entier
avant l'arrivée de sa nourriture.
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Habituellement,
elle salivait à la pensée de ce repas pris au restaurant. C'était, et de loin,
son menu préféré. Pourtant, ce jour-là, son esprit retournait sans cesse à
l'ensemble de vaisselle. Depuis qu'elle était sortie du magasin Greenberg, son
envie d'en avoir un grandissait progressivement. Elle avait beau se dire et se
répéter que ce serait un caprice trop coûteux, rien n'y faisait.
Elle mangea son
repas avec un bel appétit, mais sans toutefois éprouver le plaisir habituel.
Après avoir fumé une dernière cigarette et chaussé ses souliers, elle déposa
sur la table un maigre pourboire, prit l'addition et alla payer à la caisse.
Elle sortit du
restaurant et dut traverser la rue Sainte-
Catherine pour
entrer chez Dupuis frères. Il était déjà plus d'une heure.
- Je reste pas
plus qu'une demi-heure, se dit-elle en se dirigeant vers le rayon des meubles,
bien décidée à aller admirer d'abord les téléviseurs. J'irai voir le linge
après.
En quittant
l'escalier mobile qui l'avait conduite à l'étage, elle aperçut Jacques Cormier,
l'ami de Jean-Louis.
Elle
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