Le rêve de Marigny
faire quand on tentait de le mener là où il ne voulait pas aller. Il réfléchissait. Il gagnait du temps vis-à-vis de lui-même. La petite Filleul était plutôt séduisante. Comment ne le serait-on pas à quinze ans ? C’était là pourtant que les choses le déroutaient. Elle avait quinze ans, il en avait quarante… On voyait cela dans le monde. Un presque vieillard mettait un tendron peu fortuné dans son lit, une fillette s’offrait un titre et de l’argent. Marché conclu, chacun y trouvait ce qu’il était venu chercher. À quel prix ? Marigny ambitionnait autre chose. Il voulait désespérément une famille. Il ne voulait épouser qu’une jeune fille qui pût l’estimer assez pour s’investir totalement dans son rôle d’épouse et de mère. Il n’était pas besoin d’amour pour cela, la passion n’était pas de mise pour cette sorte de contrat. L’amitié viendrait avec le temps et c’était un gage autrement solide. Madame Poisson, sa mère, avait réussi ce pari. C’était là que le bât blessait. Sa mèreétait issue de la meilleure bourgeoisie et pétrie des vertus de son clan. Elle était imprégnée du sens de son devoir. Qu’en serait-il de Julie ? Le moins qu’on pouvait dire sur son milieu familial était qu’il était tissé d’intrigues et que madame Filleul s’y investissait avec acharnement. Julie était bien jeune pour se détacher de ce contexte douteux et assumer un projet aussi difficile que celui que Marigny ambitionnait de lui proposer. À l’inverse, lui-même n’était-il pas trop vieux ? Marmontel se riait de ses craintes, mais ce n’était pas Marmontel qui se mariait. Il avait fait le tour de la question ? Dans un livre ! Ce n’était quand même pas à Marigny qu’on ferait croire que la vie ressemblait à un roman.
— Je comprends vos hésitations, monsieur, mais il faut faire un choix et c’est vrai pour chacun de nous, il faut vous résoudre à vieillir seul, sans un enfant à qui léguer les biens que vous a transmis votre sœur, ou tenter le risque du mariage.
Touché ! Le cœur du problème était là. Marmontel se faisait rassurant.
— Il n’est que de l’observer pour voir que Julie est amoureuse de vous ! Cela rendra les choses plus faciles.
Amoureuse Julie ? Aimable, c’était certain, et timide sans doute, on ne pouvait le lui reprocher. Marigny hésita encore un moment. Le rêve pourtant commença à s’emparer de lui. Amoureux Abel ? Oui. Amoureux de l’idée du mariage, amoureux de l’espoir d’une famille, amoureux de l’attente d’un enfant. Il s’accommoderait de l’épouse pour peu qu’elle y mette du sien et si Julie était amoureuse comme le prétendaitMarmontel… Alors il fit sa demande qui fut accueillie avec la plus grande joie.
Puis tout alla très vite. Qu’il s’agît d’une maison ou d’un mariage quand Marigny avait pris sa décision il n’était pas question de musarder en route. On ne lésinerait pas non plus. Marigny était fastueux. Il donnait à la future épouse « un préciput de 150 000 livres, et pareillement une garde robe, bijoux, meubles, argenterie… estimés à 150 000 livres, il lui assurait tant pour douaire que pour habitation 15 000 livres ».
L’avenir de Julie était assuré. Pour ce qui était de l’immédiat , le contrat fut signé le 8 décembre 1766 entre les parties, puis contresigné par le roi, la reine, et la famille royale le 28 décembre. Julie et sa mère voulurent y discerner la reconnaissance d’une filiation prestigieuse, les gens de Paris et Versailles virent seulement que le roi entendait honorer un grand commis de l’État qu’il estimait. Le 11 janvier 1767 à midi l’évêque de Blois donna la bénédiction nuptiale aux époux dans la chapelle du château de Ménars. Les témoins du mariés étaient prestigieux, François Descomte Le Baschy Saint Estève, chevalier des ordres du roi, son conseiller ordinaire d’épée, Laurent, comte de Montchenu, enseigne en chef de brigade des Gardes du Corps de Sa Majesté, Jean-Baptiste Darnay, écuyer, fermier général de Sa Majesté, et sa femme. L’escorte était plus modeste du côté de Julie, son oncle Jacques-Anne-Pierre Dubuisson, capitaine au régiment royal Piémont, demeurant à Falaise et le comte de Seran et son épouse, la trèscontestable Adélaïde. Julie faisait de toute évidence un mariage avantageux. La réception qui suivit fut grandiose, à l’exacte mesure de ce que
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