Le rire de la baleine
nuits étaient peuplées de
Nausée
, de
Peste
, de
Bovary
, des
Karamazov
et du
Vieil Homme et la mer
.
Les nuits étaient à mon père, l’été à ma mère.
C’étaient des étés de cigales. Tout ce que lui rapportait la terre, elle le dépensait en fêtes. Elle y conviait des chanteurs et des poètes traditionnels, accompagnés de
tabal
et de
guesba
, tambours et flûtes ensorcelés qui gémissaient, musique de soupirs, d’éloignement, qui parle d’amour, de détresse, de l’amante qui ne peut rejoindre son amant, de chasse, de courses de chevaux dans la
zerda
, ces fêtes maraboutiques.
Je me souviens de ce refrain comme d’un air de blues :
Un éclair a illuminé
Les remparts du douar,
J’ai cru cet éclair de Dieu
C’était le sourire de mon amour
Aux incisives d’ivoire.
Le soir, on partageait des plateaux géants de couscous avec des morceaux de viande d’agneau gros comme ma tête. Quand nous étions tous rassasiés, nous nous réunissions autour des diseuses de bonne aventure, les
tagueza
, dont ma mère aimait s’entourer, plus pour la beauté de leurs paroles tissées dans une langue magique, chantante, une langue qui parle au cœur, que pour leurs présages.
Les prédictions qu’elles lisaient dans des grains de blé, du gros sel et un morceau de charbon à l’aide d’un tamis n’étaient qu’un prétexte à cette langue-spectacle qui flatte la vanité : « Chouikha Bent Salah, princesse parmi les princesses, toi qui donnes sans prendre, toi dont l’amour des gens importe plus que les greniers de Crésus, toi qui arbores tes tatouages comme une couronne d’impératrice, écoute ton destin… »
Ma mère est de ces femmes qui dépensent sans compter pour s’entendre dire qu’elle est la plus belle d’entre les belles, la plus généreuse, la plus aimée, que sa mort sera pleurée… Semblable à ces califes de Bagdad, elle a besoin de ces poètes errants pour chanter sa beauté flétrie, sa générosité, son courage, l’avenir radieux de ses enfants. C’est son élixir de jouvence. On l’appelle
El imbratora
, l’impératrice.
Mon enfance s’est prolongée jusqu’à l’âge de vingt-neuf ans. J’ai vécu dans un monde magique où les lendemains n’existaient pas. Je dormais dans des draps blanc laiteux qui sentaient le jasmin, tout près de la cuisine de ma mère qui embaumait le pain arabe, la levure, le thym, les ragoûts transparents, le méchoui…
Écolier, j’ai fait pleurer toute la classe, instituteur compris, en déclamant la mort d’un noble cheval qui avait donné sa vie pour sauver son cavalier, blessé pendant une guerre tribale. Une fois, j’ai tabassé un copain de classe, et, pour ne pas subir le courroux de l’instituteur, je lui ai écrit une lettre. Si j’y avouais mon forfait, j’en donnais les raisons : il avait insulté mes aïeux. Et le bâton de l’instit est tombé sur la tête de ma victime.
J’ai usé et abusé du pouvoir de l’écriture. J’écrivais de longues lettres à mon père que je laissais sur la commode pour obtenir une nouvelle paire de chaussures, un pantalon ou un supplément d’argent de poche. Adolescent, j’écrirai encore des lettres à de belles gamines voire même à des femmes de trente ans, portant des noms de squaw, Hab Roumane, Grain de grenadine, Gamra, Rayon de lune ou Noura, Lumière du jour. À ce jeu, je me suis même fait voler ma copine aux beaux yeux verts, en écrivant pour un ami filou une lettre d’amour qui lui était destinée. Séduite, elle m’abandonna pour lui.
Nejib, mon aîné de sept ans, la brebis galeuse de la famille, voleur de poules, joueur de cartes, surdoué toujours hors sujet, adorateur de putes et d’endroits glauques, a été le premier à se rendre compte du parti qu’il pouvait tirer de mes talents. Dans notre cave, il aménagea un petit théâtre de poche où j’ai joué le premier personnage de mon répertoire, Jouha, le bouffon arabe ; j’ai déclamé des poèmes du Tunisien Abou Kacem et j’ai même chanté Abdel Halim Hafez, le Frank Sinatra du Nil. Mon premier public payant, les enfants de nos voisins, venait habillé comme pour l’Aïd, la fête qui célèbre la fin du mois de ramadan. Ceux qui rataient la première représentation payaient double tarif, sommes qui me revenaient et que je partageais avec ma sœur, Najet, préposée à la vente des billets.
À seize ans, j’étais le plus riche de mes camarades grâce à mes nouvelles
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