Le rire de la baleine

saugrenues que publiaient les journaux locaux. Des histoires, telle celle du suicide de l’incroyable oiseau qui voulait vivre en cage, ou encore celle d’un type qui, pris de diarrhée, se demande tout en se vidant sur le siège s’il est un original parmi les originaux. Quinze jours avant sa mort, mon père m’a mis dehors, moi et mes affaires. Lui et ma mère ont refermé la barrière derrière moi et lâché les chiens. Je ne comprenais pas pourquoi j’étais chassé. Je n’étais pas Œdipe Roi. Ils prétendaient qu’il était temps que je devienne un homme,
rajel
.
    Je dois à Jerissa un bout de film, une phrase qui rime, un livre de chevet. J’ai emporté avec moi, comme Boulgakov, mon « grand bal chez Satan […] ce défilé de rois, ducs, chevaliers, suicidés, empoisonneuses, pendus, entremetteuses, geôliers, tricheurs, bourreaux, délateurs, traîtres, déments, mouchards, satyres  2  ».
    J’avais pour seul diplôme celui de phraseur. Les phrases seront mon flingue, mon gilet pare-balles. Je serai un gangster qui braquera les banques avec des mots. C’est encore avec l’alphabet que je piquerai le taureau. Je vais me battre avec mon armée invisible qu’aucun radar ne peut repérer.
    J’aurai à mes côtés les chevaliers de l’Apocalypse, les poètes brigands de l’Arabie heureuse, les romanciers possédés de la Russie, les cinéastes de la
Dolce Vita
, le théâtre de la cruauté et la voix impériale de Maria Callas.
The end
.
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Mahmoud Darwich,
La Terre nous est étroite et autres poèmes
, Gallimard, 2000.  ↵
Mikhaïl Boulgakov,
Le Maître et Marguerite
, Robert Laffont, 1968.  ↵

5
    Vivre, c’est pénétrer dans une étrange demeure de l’esprit, dont le sol est un échiquier sur lequel nous jouons le jeu obligatoire et inconnu contre un adversaire changeant et parfois effrayant
    Jorge Luis Borges
    C’est un jour échiquier. Mon chaos m’épouvante. C’est le désordre. Je m’appuie sur mon instinct et me lance dans la bataille. Je commence la partie handicapé. Une formation blanche redoutable, au grand complet, avance sur mon centre. Les couples de toutes les pièces nobles adverses menacent de créer une brèche pour faire abdiquer mon roi déjà fragilisé par la perte d’une reine et la dispersion de mes pions. Gagner ou perdre, que m’importe ! Il faut alimenter le jeu. C’est mon utopie. Mon privilège mystique.
    « Le joueur d’échecs, écrit Arrabal, tout comme l’anarchiste, ne demeure pas passif et ne délègue pas la moindre parcelle de son individualité sacrée. Ni l’un ni l’autre n’accepte la dépendance  1 . »
    Il faut se rendre à l’évidence : je suis foutu et j’ai tout fait pour perdre mes pièces maîtresses. Autour de moi, le vide. Je n’ai épargné personne, ni ami, ni ennemi. J’ai qualifié, avec excès, la Ligue tunisienne des droits de l’homme de valet du pouvoir. Je lui reproche de s’être vidée de sa substance à force de concessions et de compromis.
    J’ai comparé l’Association des femmes démocrates à une compagnie de vieilles filles papotant dans leurs hammams. J’ai écrit de l’Association des journalistes tunisiens qu’elle n’était qu’un groupe de collabos à la solde des Services Spéciaux. J’ai dit que l’opposition légale n’était que de « petites chapelles qui n’ont pas droit de cité ». J’ai encore ajouté, médisant, que le Rassemblement socialiste progressiste, RSP, de Nejib Chébbi, ne rassemblait que lui-même, sa sœur et son frère, avec lesquels, pour faire bonne mesure, on pouvait compter son chien. Un magnifique danois, qui ne le quitte jamais. Le soir, on peut le voir se promenant, le long des rues lumineuses de La Marsa, avec cette bête qui, vu sa taille impressionnante, doit bien avaler deux kilos de steak par jour. Les barons de l’establishment de l’opposition tunisienne me reprochent d’ignorer « leurs activités », leurs congrès où l’on parle de tout, de la Palestine, de l’Algérie et même des exactions commises par la France, sauf de la Tunisie, et leurs participations lassantes à de nombreuses rencontres à travers le monde. Rencontres immortalisées dans leurs albums-photos, où on les reconnaît, rigides comme des poteaux, aux côtés de Nelson Mandela ou de Pierre Sané. Ils regrettent « vraiment », la bouche en cul de poule, que je leur préfère, dans mes articles, ce qu’ils appellent d’« illustres inconnus » ou plus