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Le rire de la baleine

Le rire de la baleine

Titel: Le rire de la baleine Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Taoufik Ben Brik
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dernière gorgée adhère comme pour l’éternité au fond de leurs rares tasses ébréchées.
    Ces gens se fringuent mal, mangent mal… Et je ne sais pas pourquoi, leurs compagnes se ressemblent comme des sœurs, peut-être que dans leur jeunesse un mot d’ordre a circulé : Mariez-vous avec des femmes grandes lectrices des
Cahiers du cinéma
, au corps sec, au teint bleu, portant des robes-enveloppes datant des années soixante, des fonds de bouteille en guise de lunettes en écaille et mettant du rouge à lèvres sur leurs joues. Même mariées et mères d’une ribambelle d’enfants, elles gardent le look, si désirable, de vieilles filles. Elles sont semblables à cette malheureuse qui, dans
Le Bal
d’Ettore Scola, se pointe tous les jours à la même heure en quête d’un cavalier et qui finit par danser avec un balai.
    Ils sont de tous les combats, avec les étudiants dans les années soixante, les ouvriers dans les années soixante-dix, les émeutiers du pain dans les années quatre-vingt et les défenseurs des droits de l’homme dans les années quatre-vingt-dix. Contre Bourguiba, contre Ben Ali, ils sont devenus des professionnels du militantisme, des cheikhs. Ils militent, ils militent, toujours sur la brèche, ils n’ont jamais de répit pour souffler. Il y a toujours un prisonnier politique à défendre, un comité de soutien à constituer, une pétition à faire circuler, une menace à exorciser, une exaction à dénoncer, des années de prison, d’exil et de clandestinité à craindre. La vie les a oubliés. Avec leurs maisons à crédit, leurs voitures à crédit, les études de leurs enfants à crédit, leur santé à crédit… y compris leurs dentiers, ils ont tout hypothéqué.
    Endettés jusqu’au cou, même retraités, ils devront encore rembourser. Jamais ils ne prennent de vacances. Ils ne reçoivent plus. Ils n’achètent plus de livres, qui, eux, ne sont pas à crédit. Ils ne vont plus au cinéma, au théâtre. Ils finissent par se haïr cordialement. Mais ils ont des télés, d’énormes télés, de crainte de rater les aventures de l’inspecteur Derrick. En Tunisie, tout est ainsi à crédit, c’est le coup de génie de Bourguiba que Ben Ali a joyeusement squatté. Deux hommes qui ont royalement méprisé ces élites que tantôt ils répriment, tantôt ils corrompent, les sachant corruptibles. Ils furent pourtant les enfants gâtés de la Tunisie indépendante.
    Le nouvel État tunisien avait besoin de médecins, d’enseignants, d’avocats, d’ingénieurs, il a donc injecté des milliards de dinars pour leur formation. Rien n’était assez beau pour eux. Boursiers de grandes écoles, ils ont fait leurs études à la Sorbonne, à Polytechnique… Là, ils ont rêvé d’être des Simone de Beauvoir ou des Jean-Paul Sartre. Ils aiment à rappeler qu’ils ont connu Foucault, Duvignaud, Jacques Berque, Nicos Poulantzas, qui s’est suicidé, et bien entendu Althusser qui, lui, a tué sa femme et a fini à l’asile.
    Ils ont mis la barre trop haut. C’est sans doute ce qui les a perdus. Ils finissent leur vie dans la posture de ces hommes qui attendent dans une station d’autobus sans jamais monter dans les bus qui défilent jusqu’à ce que la nuit tombe. Ils sont comme ces voyageurs qui, partis pleins de rêves, une valise à la main, perdent en cours de route un pantalon, une chemise, un caleçon, une veste, et à la fin n’ont plus qu’une seule tenue à porter pour le reste de leur vie. C’est sans doute pour cela qu’ils ont tant haï ce film de Milos Forman,
Amadeus
, pour ce moment où, depuis sa chaise roulante, Salieri sort de l’écran et tend ses mains vers le public : « Médiocres, médiocres, je vous absous. »
    J’éprouve toujours un plaisir voluptueux à tirer même sur les ambulances, joueur fou du dribble, électron libre emporté par son élan qui marque contre son camp et se fait huer par ses supporters, tabasser par ses coéquipiers et applaudir par l’équipe adverse. C’est ainsi que les foudres des organisations nationales et internationales des droits de l’homme se sont abattues sur ma tête.
    Elles ne m’ont jamais pardonné d’avoir écrit que Khemaïs Ksila, vice-président de la LTDH, avait, alors qu’il était en prison, cautionné la politique de Ben Ali et « attendu quatre ans pour découvrir que le benalisme n’était pas porteur de changement ». Khemaïs avait été condamné à trois ans de prison pour avoir

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