Le rire de la baleine
élégamment leurs « seconds couteaux », leurs « auxiliaires ».
Je n’aime pas leur compagnie et je ne me prive pas de le leur faire savoir : je n’ai jamais vu de gens qui détestent la vie comme ces ruines de Carthage, ces « tavernards » (lire salonards de tavernes). Ils installent leurs locaux dans des lieux lugubres, des pièces rectangulaires semblables à ces autobus régionaux conduits par des chauffeurs fous, qui frôlent toujours les bas-côtés et qui freinent le pied dehors. Sauve qui peut ! Il vaut mieux fuir, se jeter dans le fossé plutôt que de les croiser ces bus pakistanais qui roulent à la grâce d’Allah, surpeuplés, des poules sur les sièges et les voyageurs dans les coffres. Leurs présidents sont de vieilles canailles qui ont toujours le mot pour rire, « ce n’est pas à l’ordre du jour ».
Local de la Ligue tunisienne des droits de l’homme, dans le Tunis délabré des premières années du Protectorat, coincé entre la rue de Madrid et la rue de Londres. D’emblée, tu es frappé par le thé qu’on y sert. Un thé bleu, dans des gobelets jetables. Même le vin, ils le boivent dans ces verres en plastique. Ils ont vécu défaite sur défaite, le « dégoûtage » au cœur. Sur leur front, on peut lire « à quoi bon », sur leurs lèvres « pas la peine ».
Et tous, sans exception, ils n’ont que cette question :
« Et qui c’est qui le premier a défié Ben Ali,
achkoun
, hein ?
— Je ne sais pas.
— Mais c’est Bibi, idiot, c’est Bibi, c’est moi, idiot… »
Et d’ajouter, au singulier, bien sûr, en se tapant la poitrine :
« S’il y en avait dix comme moi, avec moi, j’aurais… j’aurais…
— Quoi ?
— Tiens, j’aurais renversé Ben Ali ! »
Depuis que Ben Ali a réussi son coup d’État médical, dans la nuit du 7 novembre 1987, tous se voient complotant un 8 novembre et, « pourquoi pas, hein ? », prenant les devants en exterminant leurs rivaux du 9 novembre. « Lui au moins, il l’a fait. C’est le fils de sa mère. C’est Ali Chouireb », disent-ils non sans dépit, comparant Ben Ali à ce célèbre caïd du quartier Halfaouine qui, jusque dans les années soixante-dix, régna sans partage sur le milieu. L’enterrement de ce bandit d’honneur qui avait aussi mis ses poings au service des humiliés s’était transformé en une immense manifestation populaire.
Ce n’est pas nouveau : quand Bourguiba était au pouvoir, ils se prenaient tous pour les pères de l’indépendance, aujourd’hui en chaque Tunisien sommeille un putschiste. Ils lui envient ses nuits rouges, sa femme, la belle Leïla. Ils fantasment sur ses orgies, ses costumes italiens choisis par un obscur Libanais, ses lunettes Ray-Ban, sa collection de chaussures digne d’Éva Peron. Tous se sont mis à la pochette en soie, aux costumes croisés à la Lucky Luciano, se teignent les cheveux et imitent sa coiffure. Nous sommes en plein délire
banana split
. Chez eux, ils ont remplacé leurs tapis de laine de Kairouan par des moquettes synthétiques. Ils se mettent à la mode du Palais, meubles mastoc, faux vases chinois, faux livres reliés, et, le jour de l’Aïd, ils portent des
jellaba
brodées laissant leur zizi pendouiller. « Les gens suivent la religion de leur maître », disait déjà l’illustre Ibn Khaldoun, père de la sociologie.
Là, au local de la Ligue, point de jeunes. Si par inadvertance une créature de rêve, homme ou femme, passe la porte, c’est la panique à bord du
Titanic
: « Des jeunes sont parmi nous, fermez les écoutilles, bloquez les issues, cadenassez-vous, faites un communiqué… » Les mammouths sont pudiques. Ils ne peuvent pas supporter l’intrusion de la jeunesse dans leur cimetière d’éléphants.
Il y règne une étrange odeur, mélange d’oignon, de thon et de renfermé. Il y a longtemps qu’ils n’ont pas changé d’air. C’est la puanteur de la vieillesse. Seul Ingmar Bergman a su rendre cette atmosphère dans
Face à face
. Un homme, un matin, décide de ne plus se lever. Il est mort bien que vivant. Ce sont des cadavres qui s’accrochent à toi, non pas pour que tu les ranimes, mais plutôt pour t’entraîner vers leur nuit. Ils sucent à longueur de journée des narguilés qui voilent leurs regards. « Rien ne sert de courir. Tout est vain. Repos. » Leurs énormes fesses restent collées à leurs chaises, plus de six heures, devant un cappuccino refroidi dont la
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