Le rire de la baleine
publié, en 1997, un brûlot dans lequel il dénonçait la dérive sécuritaire du régime. Je suis devenu un renégat en m’attaquant dans mes écrits à Mohammed Charfi, Saadoun Zmerli et Khemaïs Chammari, des fondateurs de la LTDH, et à Mohammed Mouada, leader du Mouvement démocratique socialiste, le MDS, le principal parti d’opposition, des hommes canonisés par les démocrates tunisiens et les deux grosses boîtes des droits de l’homme, Amnesty International et la Fédération internationale des droits de l’homme. J’ai touché à leur capital, à leurs investissements, à leurs cotations en Bourse sur le marché des droits de l’homme en Tunisie.
On ne m’a jamais pardonné d’avoir retracé le parcours en dents de scie de cette génération de militants qui s’est précipitée tête baissée pour offrir ses services à Ben Ali, allant jusqu’à justifier la traque implacable contre les islamistes. Ils sont devenus ministres, ambassadeurs, députés, consuls, conseillers du Prince et ont tiré à boulets rouges sur toutes les voix qui s’élevaient contre l’instauration de l’État policier. Chacun de ces articles isolait mon roi, mettait mes cases noires à découvert, ne me laissant que le fou à la démarche oblique et un cheval boiteux qui, craintifs, reculent devant une tour droite et une reine acharnée.
« Il n’y a donc personne pour arrêter ce fou ? » se plaignaient-ils dans leurs associations. Quand par malheur je les cite, ils trouvent leurs propos transcrits « hors contexte » et ils protestent : « Mais on ne lui a jamais dit ça ! On lui parlait amicalement. On ne savait pas qu’il allait le publier. » Le 12 juin 1998, avec la publication dans
La Croix
de l’article « Au pays de la suspicion totale le pouvoir a choisi la terreur », j’ai semé la panique. Dans cet article, je citais Abdelkrim Allagui, un autre vice-président de la LTDH, qui parlait d’« une stratégie pour faire intérioriser la peur ». Le moment était mal choisi pour de telles déclarations. Les membres de la LTDH étaient en pleines négociations avec le ministère de l’Intérieur pour « rétablir le contact ». Il paraît que j’avais « tout foutu en l’air » et que l’incident était irréparable alors même qu’Abdelkrim avait tout nié en bloc. Il menaçait de m’attaquer en justice.
Dans un autre article, « La Tunisie en fureur », publié par l’agence suisse InfoSud, en avril 1999, le philosophe Slim Daoula estimait que, « pour Ben Ali, la seule soupape de sécurité, c’est la sécurité ». Harcelé, il a été contraint d’adresser une lettre à l’Association des journalistes tunisiens dans laquelle il déclarait ne pas m’avoir rencontré depuis trois ans et que les propos que je lui prêtais avaient été extraits d’un de ses ouvrages. L’association s’est fait un plaisir de la diffuser à toutes les organisations internationales.
Que puis-je faire, face à ces gens qui ont une réputation d’intellectuels indépendants, et qui le sont ? Comme pris dans un filet, je me résigne, si je bouge, je m’étrangle… Même mes plus fervents alliés, dans ces situations, m’abandonnent. Je n’ai pas usurpé ma réputation d’emmerdeur, tunisiquement incorrect. Dans les rapports des organisations de l’orthodoxie démocratique, je n’avais plus droit de cité. Les manitous de la presse internationale m’évitaient. « Il n’est pas crédible… Laissez tomber, il est brouillon, incapable d’analyse… Il cherche à tout vampiriser… Méfiez-vous, c’est un manipulateur. »
Depuis Londres ou Paris, ils sont briefés par leurs chevaux de Troie : Kamel Jendoubi, Donatella Rovera… Ces bons militants des droits de l’homme canalisent toutes les missions d’enquête et d’information, établissent les listes des personnalités « à voir absolument », « à éviter », « à éviter absolument »… Généralement, c’est dans cette dernière case que je figure. C’est ainsi que j’ai rencontré Florence Aubenas, envoyée spéciale du quotidien français
Libération,
par défaut, personne n’étant ce jour-là disponible pour l’accompagner à un rendez-vous. Candide, elle me demande : « Vous connaissez Taoufik Ben Brik ? » Je croyais qu’elle se payait ma tête : « Qu’est-ce que vous voulez dire ? » Désarçonnée, elle ajoute : « C’est parce que j’ai beaucoup entendu parler de lui, on dit
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