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Le rire de la baleine

Le rire de la baleine

Titel: Le rire de la baleine Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Taoufik Ben Brik
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qu’il est peu recommandable. » Elle était semblable à Clarice Starling face à Hannibal Lecter, dans
Le Silence des agneaux
. Je la regarde : « Je suis Taoufik Ben Brik, et toi, tu penses comme eux ? » « Non », me répond-elle. « Eh bien, tu as tort. » Depuis, elle est mon amie.
    Dans nos pays du Maghreb, dans le
Brazil
de Ben Ali, être évoqué dans une brève du
Monde
prend des proportions ahurissantes. Cela te propulse au Panthéon de l’élite de l’opposition. Cela compense l’absence de troupes et pousse le régime à reconnaître ton existence. Dès qu’un journaliste du froid débarque, c’est tout Tunis qui court, qui fait la queue pour être entendu, même nos ministres tout-puissants. Lors de la dernière mission, au printemps 2000, du Parlement européen à Tunis, les téléphones du microcosme tunisois n’ont pas arrêté de sonner. « Et pourquoi ne suis-je invité qu’à la pause-café et non pas au déjeuner ? » proteste Untel, et l’autre de rechigner : « Et pourquoi vont-ils chez celui-là et pas chez moi ? » Il s’agissait de recevoir une députée européenne du groupe des Verts, Hélène Flautre, son assistante Mychelle Rieu et un autre fonctionnaire, tendance lugubre, dont j’ai oublié le nom.
    Tunis de l’opposition se décarcasse, va au bain maure, se pomponne, sort ses plus beaux atours pour ce jour où chaque âme plaide pour elle-même. Pour rencontrer cette mission, ils sont venus des quatre coins du pays, de Bizerte, du Kef, de Sousse, chacun prépare son discours pour épater ces messieurs-dames du Nord, dépêchés pour entendre les Tunisiens médire de Ben Ali.
    C’est à l’heure de ma sieste que les membres du Conseil national pour les libertés en Tunisie (CNLT) avaient pris rendez-vous avec les missionnaires, au domicile du secrétaire général, Omar Mestiri. Les présentations se déroulèrent tel un casting pour une pièce de théâtre, chacun faisant son autoportrait. Dans la cuisine, j’entretenais mes cent deux kilos et, de temps à autre, je venais jeter un coup d’œil sur les jambes si longues d’Hélène Flautre, sur les taches de rousseur de sa collaboratrice. Sihem Bensedrine, épouse d’Omar Mestiri, en bonne maîtresse de maison, est venue me chercher à la cuisine : « Viens, me dit-elle, c’est devenu trop pédant. Viens leur parler, fais-leur ton numéro de cœur. » Moi aussi, il me faut l’avouer, j’ai fait mon singe savant. Un sketch qui pourrait s’intituler « le truc à la con que je refile à tout le monde ».
    « Lorsque j’ai écrit sur les hommes, ils m’ont dit : n’écris plus sur les hommes, alors j’ai écrit sur les animaux. Après une enquête sur les méfaits de la chasse à l’outarde par les émirs saoudiens, ils m’ont convoqué et intimé l’ordre de ne plus écrire sur les animaux, alors j’ai commencé à écrire sur les légumes. J’ai fait un reportage sur le marché de gros, Bir El Kassa, où j’ai dévoilé une collusion mafieuse entre gros producteurs et intermédiaires, là aussi ils m’ont interdit d’écrire sur les légumes. Sur quoi dois-je écrire ? Sur les minéraux ? Alors j’ai goûté à la police, cet empire terrible, avec ses vedettes tortionnaires. Et puis à Ben Ali. De lui, je sais tout : sa voix venue des profondeurs, sa solitude au palais de Carthage, ce funeste tombeau sans cadavre. Mesdames, si vous feuilletez mes articles, vous y trouverez ma période animale, ma période végétale, ma période minérale et… ma période poulet. »
    Je ne sais pas comment je me suis arrangé pour me brouiller avec tout le monde. Je travaillais pour le quotidien parisien catholique
La Croix
. Je leur étais redevable d’avoir, à deux reprises, amené le Quai d’Orsay à protester, en juin 1998 après la publication d’un article sur les
moudahamat
et en juin 1999 lorsqu’on m’avait cassé le bras. Eux seuls pouvaient contraindre l’État français à prendre position en ma faveur, sinon moi qui suis-je ? Ai-je la moindre relation avec ce monstre froid qu’est l’État français ? La politique ne m’intéresse pas, je voudrais juste décrire librement le monde qui se promène sous ma fenêtre. Je suis un vendeur de phrases.
    Et ce journal m’offrait une véritable protection ; sans eux, je serais, depuis belle lurette, six pieds sous terre, ce qui ne m’a pas empêché de les indigner. En pleine campagne présidentielle, le 10 octobre 1999,

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