Le rire de la baleine
Julia Ficatier, la responsable du service Afrique, me téléphone. Elle veut savoir ce que je pense de l’un des candidats sur mesure, Abderrahmane Telili, choisi par Ben Ali lui-même. Pour moi, cet homme est louche. Il a été directeur de l’Office national de l’huile, produit que nous exportons. Il se vante de prendre son whisky au palais présidentiel, d’être l’ami de Craxi et aussi celui d’Hervé Bourges. Mon portrait ne correspond pas au sien. « Mais non, m’affirme-t-elle, il est sincère. Il veut aider son pays à se relever. » Je n’éprouve aucune envie d’écrire quoi que ce soit sur ce simulacre d’élection. « C’est une mascarade, il n’y a rien à dire. » Elle se fait insistante. Il faut écrire. « OK, mais j’écrirai comme je le sens. » Elle me propose une coécriture. Je refuse : « Que chacun écrive son papier, moi je suis ici et toi là-bas, nous n’avons pas la même vision des choses. » Le 22 octobre,
La Croix
publie cet article, charcuté et cosigné, où Abderrahmane Telili est décrit comme « un homme d’affaires » dont le « credo » serait d’en appeler « à la venue d’investisseurs étrangers, à l’implantation de petites et moyennes entreprises dans son pays pour y apporter du travail ».
En le lisant, je suis entré dans une fureur rouge. Dans une lettre à Julia, je lui ai demandé : « Pourquoi m’as-tu fait ça ? Tu n’as pas vu le film
Le Taureau du Bronx
? Parce que Jack La Motta a accepté un seul match truqué, il ne s’est jamais relevé. » La comparaison a déplu. Depuis,
La Croix
ne me publie plus : « Comment peux-tu parler ainsi à des journalistes français ? » Je suis devenu un joueur sans ballon. Un journaliste sans article.
En vérité, j’ai souvent ce type de problème avec les rédactions où je me suis exilé. Hugo Sada, le rédacteur en chef de
Média France International
, m’a lui aussi remercié, à la fin de l’année 1992. D’abord en ne passant plus mes articles sur « Les poubelles, les moustiques et les tortues marines », puis en me disant, plus explicite : « Si tu veux faire du militantisme, fais-le dans ton pays. » À
Jeune Afrique Économie,
en 1995, après m’avoir utilisé pour négocier avec le régime tunisien, le rédacteur en chef, Frédéric Dorce, m’a ainsi conseillé : « Il vaudrait mieux que tu ne cherches pas, dans tes articles, à régler des comptes personnels et que tu restes prudent dans les attaques. » On lui avait promis de très conséquentes pages de publicité… promesse que Béchir Ben Yahmed, le rival de
Jeune Afrique
, a fait capoter.
L’argent aussi nous divise. Ils chipotent sur mes revenus de journaliste du Sud, m’offrant des piges qui ne paient même pas les cartouches de cigarettes fumées en écrivant. Alors, je parle argent. Je veux être payé autant qu’un confrère du Nord. En 1994, j’ai participé à un séminaire de formation de jeunes journalistes « indigènes » à Antananarivo à Madagascar, où nous étions censés leur apprendre « Comment calibrer un article » ou « Comment appréhender le terrain ». Arrivés sur place, nous avons constaté que les journalistes du Nord étaient logés dans un hôtel quatre étoiles pendant que nous autres Sudistes étions parqués dans une espèce d’auberge de scouts où une eau saumâtre sortait des robinets et où l’on ne servait que des bananes frites. Nous, les bronzés, étions, en plus, dix fois moins bien payés que les Blancs.
Ceux qui nous traitent ainsi sont la crème des tiers-mondistes. Ce sont ces mêmes journalistes qui écrivent à longueur de colonnes qu’il faut partager les richesses et vous tirent les larmes avec les famines du continent des pauvres. « Qu’est-ce que tu veux ? Tu veux être mieux payé qu’un ministre tunisien ? » Pour être rémunéré, il leur faut des phrases parfaites, des informations exclusives, insolites, explosives. De la dynamite mon ami. Devant ces gens-là qui me volent de l’air, je tire mon Beaumarchais : « Aux vertus qu’on exige dans un domestique, Votre Excellence connaît-elle beaucoup de maîtres qui fussent dignes d’être valets ? »
En 1990, Azza Zarrad, ma femme, et moi étions au chômage. L’organisation anglo-saxonne de défense de la presse, Article 19, nous avait commandé un rapport sur l’état de la liberté d’expression dans notre pays. Nous avons trimé comme des dingues, pendant
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